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Page:Leroux - Le Mystère de la chambre jaune, 1907.djvu/29

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« Monsieur Fred », dit Boitabille en se découvrant et en montrant les marques d’un profond respect basé sur la réelle admiration que le jeune reporter avait pour le célèbre policier, « pourriez-vous nous dire si M. Robert Darzac est au château en ce moment ? Voici un de ses amis, du barreau de Paris, qui désirerait lui parler.

– Je n’en sais rien, monsieur Boitabille, répliqua Fred en serrant la main de mon ami, car il avait eu l’occasion de le rencontrer plusieurs fois au cours de ses enquêtes les plus difficiles… Je ne l’ai pas vu.

– Les concierges nous renseigneront sans doute ? fit Boitabille en désignant une maisonnette de briques dont porte et fenêtres étaient closes et qui devait inévitablement abriter ces fidèles gardiens de la propriété.

« Les concierges ne vous renseigneront point, monsieur Boitabille.

– Et pourquoi donc ?

– Parce que, depuis une demi-heure, ils sont arrêtés !…

– Arrêtés ! s’écria Boitabille… Ce sont eux les assassins !…

Frédéric Larsan haussa les épaules.

« Quand on ne peut pas, dit-il, d’un air de suprême ironie, arrêter l’assassin, on peut toujours se payer le luxe de découvrir les complices !

– C’est vous qui les avez fait arrêter, monsieur Fred ?

– Ah ! non ! par exemple ! je ne les ai pas fait arrêter, d’abord parce que je suis à peu près sûr qu’ils ne sont pour rien dans l’affaire, et puis parce que…

– Parce que quoi ? interrogea anxieusement Boitabille.

– Parce que… rien… fit Larsan en secouant la tête.

– « Parce qu’il n’y a pas de complices ! » souffla Boitabille.

Frédéric Larsan s’arrêta net, regardant le reporter avec intérêt.

« Ah ! Ah ! Vous avez donc une idée sur l’affaire… Pourtant vous n’avez rien vu, jeune homme… vous n’avez pas encore pénétré ici…

– J’y pénétrerai.

– J’en doute… la consigne est formelle.

– J’y pénétrerai si vous me faites voir M. Robert Darzac… Faites cela pour moi… Vous savez que nous sommes de vieux amis… Monsieur Fred… je vous en prie… Rappelez-vous le bel article que je vous ai fait à propos des « Lingots d’or ». Un petit mot à M. Robert Darzac, s’il vous plaît ? »

La figure de Boitabille était vraiment comique à voir en ce moment. Elle reflétait un désir si irrésistible de franchir ce seuil au-delà duquel il se passait quelque prodigieux mystère ; elle suppliait avec une telle éloquence non seulement de la bouche et des yeux, mais encore de tous les traits, que je ne pus m’empêcher d’éclater de rire. Frédéric Larsan, pas plus que moi, ne garda son sérieux.

Cependant, derrière la grille, Frédéric Larsan remettait tranquillement la clef dans sa poche. Je l’examinai.

C’était un homme qui pouvait avoir une cinquantaine d’années. Sa tête était belle, aux cheveux grisonnants, au teint mat, au profil dur ; le front était proéminent ; le menton et les joues étaient rasés avec soin ; la lèvre, sans moustache, était finement dessinée ; les yeux, un peu petits et ronds, fixaient les gens bien en face d’un regard fouilleur qui étonnait et inquiétait. Il était de taille moyenne et bien prise ; l’allure générale était élégante et sympathique. Rien du policier vulgaire. C’était un grand artiste en son genre, et il le savait, et l’on sentait qu’il avait une haute idée de lui-même. Le ton de sa conversation était d’un sceptique et d’un désabusé. Son étrange profession lui avait fait côtoyer tant de crimes et de vilenies qu’il eût été inexplicable qu’elle ne lui eût point un peu « durci les sentiments », selon la curieuse expression de Boitabille.

Larsan tourna la tête au bruit d’une voiture qui arrivait derrière lui. Nous reconnûmes le cabriolet qui, en gare d’Épinay, avait emporté le juge d’instruction et son greffier.

« Tenez ! fit Frédéric Larsan, vous vouliez parler à M. Robert Darzac ; le voilà ! »