Aller au contenu

Page:Leroux - Le Roi Mystère.djvu/163

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Saules, une rue qui ne voit jamais de voiture, dame Héloïse !… Quand on est à sa fenêtre à trois heures du matin et qu’on voit venir cette voiture sous le clair de lune, on s’en souvient toute la vie !…

— Toute la vie ! murmura la vieille en secouant la tête.

— Et savez-vous pourquoi on s’en souvient toute la vie ?… On s’en souvient parce qu’on a vu cette voiture s’arrêter devant la porte d’un jardin, une femme en descendre aux bras de deux hommes, une femme si étrangement encapuchonnée qu’on eût pu croire qu’elle était bâillonnée, et s’appuyant sur ses cavaliers servants, de telle sorte qu’on eût pu penser que ceux-ci la portaient, une femme dont l’allure, l’attitude, le silence entre ces deux hommes vous a si profondément impressionnée que vous avez dit tout haut à votre mari : « Oh ! regarde donc, mon ami ! On dirait que cette femme se débat ! » Et vous rappelez-vous ce que votre mari vous a répondu, madame Prévost ?

— Je ne sais pas ! Je ne sais pas ! pleurait madame Héloïse, en regardant du côté de sa porte avec épouvante.

— Il a répondu : « Mais non, Marguerite ! Tu vois bien qu’elle s’amuse ! » Il est probable que ces propos gênaient ces messieurs dans leurs petites opérations, car ils bousculaient fort leur compagne pour qu’elle entrât plus vite dans le jardin. Quand elle y fut, ils refermèrent la porte, mais pas avant que vous n’ayez encore prononcé une phrase mémorable, dame Héloïse. Voulez-vous vous rappeler la phrase mémorable ? Non ! Eh bien ! je serai votre aide-mémoire. Vous avez dit : « Regarde le cocher ! On dirait le Gros ! » Là-dessus la voiture s’en est allée. On était dans la nuit du 6 au 7 mai.

Le jeune homme, ayant dit cela, s’essuya le front qu’il avait en sueur.

— Si vous êtes si bien renseigné, monsieur Pascal, fit la vieille en tremblant, alors, ne me demandez plus rien !… D’autant plus que je ne pourrais plus rien vous dire, moi !… Je n’en sais pas davantage.

— Si, vous en savez davantage ! fit Robert Pascal impitoyable. Oui, vous savez encore entre autres choses… que cette femme, entrevue, à trois heures du matin, rue des Saules, au moment où elle entrait dans le mystérieux jardin… cette femme, vous ne l’avez jamais revue… Il n’y avait qu’une porte à cette propriété, une seule, la porte qui donnait sur la rue des Saules. Elle s’est ouverte pour laisser entrer cette femme, elle ne s’est jamais rouverte pour la laisser sortir… N’est-ce pas que vous ne l’avez plus revue ?

— Jamais ! laissa passer dans un souffle la pauvre dame Héloïse.

— Et cependant, n’est-ce pas que vous surveilliez cette porte et que la dame de la rue des Saules a hanté vos nuits, madame Prévost ?… Comment en aurait-il été autrement quand on a entendu… ces gémissements funèbres qui ont rempli le jardin un jour d’été, et qui ont duré exactement de midi à midi et demie. Après quoi, tout s’est tu.