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Page:Leroux - Le Roi Mystère.djvu/27

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VI

SUITE DE L’HISTOIRE DE M PROSPER ET DE M. DENIS

Il serait peut-être temps de revenir à M. Prosper et à M. Denis, que nous avons laissés dans la petite salle du Lapin-qui-fume, tout étonnés de se trouver entourés par des ouvriers terrassiers qui, assis aux tables voisines, les contemplaient dans un étrange silence.

Pour comprendre tout ce que cette invasion d’un cabinet particulier retenu par nos deux honorables gentilshommes avait d’insolite, il serait peut-être bon que nous fussions au courant de ce qui s’était passé quelques minutes auparavant dans la première salle du cabaret où était entré Cassecou.

Cassecou, debout devant le comptoir, dégustait son grog, à petits coups, ayant en vain essayé d’engager la conversation avec le patron, qui ne lui répondait que par des grognements.

Sans doute, M. Martin — c’était le nom du propriétaire du Lapin-qui-fume — était-il fort mécontent de la mauvaise tournure que prenaient les affaires « une nuit d’exécution ». L’heure exceptionnellement tardive à laquelle on s’était enfin décidé à monter la machine de mort était certainement la cause de toute la tristesse qui régnait ce matin-là dans une salle où, à l’ordinaire, la nouvelle du transport des « bois de justice » de la rue de la Folie-Regnault à la place de la Roquette apportait tant de gaieté.

À un moment, la porte de la cuisine s’ouvrit et le garçon passa rapidement en portant une casserole d’où s’échappait un fumet fort appétissant de lapin sauté.

Cassecou, dans une petite glace qui se trouvait en face de lui, paraissait moins occupé à contempler les traits inharmonieux de son visage étique qu’à suivre tous les mouvements du garçon.

Celui-ci avait couru à une porte vitrée qui faisait communiquer la pièce principale du cabaret avec la petite salle. Puis, ayant tiré de sa poche une clef, il ouvrit la porte, disparut, revint presque aussitôt sans sa casserole, referma la porte à clef et s’enfuit dans la cuisine.

Il y eut quelques exclamations goguenardes parmi la clientèle, et Cassecou se retourna. Son premier regard se croisa avec celui d’un jeune homme de haute taille, un ouvrier dont le cou de taureau était entouré d’un mouchoir rouge. Mais ce qui frappait tout d’abord dans cet athlète de vingt ans, c’était moins la puissance de sa musculature que l’aspect singulièrement troublant de son profil aigu.

Ce profil était féroce, farouche, formidable ; cela n’était plus un profil d’homme, un nez d’homme, cela était un nez de proie, un bec d’oiseau carnassier ; cette sombre figure de vautour s’éclairait par instants du regard étonnamment pur de deux admirables yeux bleus.