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LE FANTÔME DE L’OPÉRA

Cette opération devait être accomplie le soir même, une demi-heure avant le spectacle. C’est donc une demi-heure environ avant que le rideau se lève sur cette trop fameuse représentation de Faust que nous pénétrons dans l’antre directorial.

Richard montre l’enveloppe à Moncharmin, puis il compte devant lui les vingt mille francs et les glisse dans l’enveloppe, mais sans fermer celle-ci.

« Et maintenant, dit-il, appelle-moi la mère Giry. »

On alla chercher la vieille. Elle entra en faisant une belle révérence. La dame avait toujours sa robe de taffetas noir dont la teinte tournait à la rouille et au lilas, et son chapeau aux plumes couleur de suie. Elle semblait de belle humeur. Elle dit tout de suite :

« Bonsoir, messieurs ! C’est sans doute encore pour l’enveloppe ?

— Oui, madame Giry, dit Richard avec une grande amabilité… C’est pour l’enveloppe… Et pour autre chose aussi.

— À votre service, monsieur le directeur, à votre service !… Et quelle est cette autre chose, je vous prie ?

— D’abord, madame Giry, j’aurais une petite question à vous poser.

— Faites, monsieur le directeur, Mame Giry est là pour vous répondre.

— Vous êtes toujours bien avec le fantôme ?

— On ne peut mieux, monsieur le directeur, on ne peut mieux.

— Ah ! vous nous en voyez enchantés… Dites donc, madame Giry, prononça Richard en prenant le ton d’une importante confidence… Entre nous, on peut bien vous le dire… Vous n’êtes pas une bête.

— Mais, monsieur le directeur !… s’exclama l’ouvreuse, en arrêtant le balancement aimable des deux plumes noires de son chapeau couleur de suie, je vous prie de croire que ça n’a jamais fait de doute pour personne !

— Nous sommes d’accord et nous allons nous entendre. L’histoire du fantôme est une bonne blague, n’est-ce pas ?… Eh bien, toujours entre nous… elle a assez duré. »

Mme Giry regarda les directeurs comme s’ils lui avaient parlé chinois. Elle s’approcha du bureau de Richard et fit, assez inquiète :

« Qu’est-ce que vous voulez dire ?… Je ne vous comprends pas !

— Ah ! vous nous comprenez très bien. En tout cas, il faut nous comprendre… Et, d’abord, vous allez nous dire comment il s’appelle.

— Qui donc ?

— Celui dont vous êtes la complice, Mame Giry !

— Je suis la complice du fantôme ? Moi ?… La complice de quoi ?

— Vous faites tout ce qu’il veut.

— Oh !… il n’est pas bien encombrant, vous savez.

— Et il vous donne toujours des pourboires !

— Je ne me plains pas !

— Combien vous donne-t-il pour lui porter cette enveloppe ?

— Dix francs.

— Mazette ! Ce n’est pas cher !

— Pourquoi donc ?

— Je vous dirai cela tout à l’heure, madame Giry. En ce moment, nous voudrions savoir pour quelle raison… extraordinaire… vous vous êtes donnée corps et âme à ce fantôme-là plutôt qu’à un autre… Ça n’est pas pour cent sous ou dix francs qu’on peut avoir l’amitié et le dévouement de Mme Giry.

— Ça, c’est vrai !… Et ma foi, cette raison-là, je peux vous la dire, monsieur le directeur ! Certainement il n’y a pas de déshonneur à ça !… au contraire.

— Nous n’en doutons pas, madame Giry.

— Eh bien, voilà… le fantôme n’aime pas que je raconte ses histoires.

— Ah ! ah ! ricana Richard.

— Mais, celle-là, elle ne regarde que moi !… reprit la vieille… donc, c’était dans la loge n° 5… un soir, j’y trouve une lettre pour moi… une espèce de note écrite à l’encre rouge… C’te note-là, monsieur le directeur, j’aurais pas besoin de vous la lire… je la sais par cœur… et je ne l’oublierai jamais même si je vivais cent ans !… »

Et Mme Giry, toute droite, récite la lettre avec une éloquence touchante :

« Madame. — 1825, Mlle Ménétrier, coryphée, est devenue marquise de Cussy. — 1832, Mlle Marie Taglioni, danseuse, est faite comtesse Gilbert des Voisins. — 1846, la Sota, danseuse, épouse un frère du roi d’Espagne. —