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LE FANTÔME DE L’OPÉRA

« La Sorelli, a écrit un chroniqueur célèbre, est une danseuse grande, belle, au visage grave et voluptueux, à la taille aussi souple qu’une branche de saule ; on dit communément d’elle que c’est « une belle créature ». Ses cheveux blonds et purs comme l’or couronnent un front mat au-dessous duquel s’enchâssent deux yeux d’émeraude. Sa tête se balance mollement comme une aigrette sur un cou long, élégant et fier. Quand elle danse, elle a un certain mouvement de hanches indescriptible, qui donne à tout son corps un frissonnement d’ineffable langueur. Quand elle lève les bras et se penche pour commencer une pirouette, accusant ainsi tout le dessin du corsage, et que l’inclination du corps fait saillir la hanche de cette délicieuse femme, il paraît que c’est un tableau à se brûler la cervelle. »

En fait de cervelle, il paraît avéré qu’elle n’en eut guère. On ne le lui reprochait point.

Elle dit encore aux petites danseuses :

« Mes enfants, il faut vous « remettre » ! Le fantôme ? Personne ne l’a peut-être jamais vu !

— Si ! si ! Nous l’avons vu !… nous l’avons vu tout à l’heure ! reprirent les petites. Il avait la tête de mort et son habit, comme le soir où il est apparu à Joseph Buquet !

— Et Gabriel aussi l’a vu ! fit Jammes… pas plus tard qu’hier ! hier après-midi… en plein jour…

— Gabriel, le maître de chant ?

— Mais oui… Comment ! vous ne savez pas ça ?

— Et il avait son habit, en plein jour ?

— Qui ça, Gabriel ?

— Mais non ! Le fantôme !

— Bien sûr, qu’il avait son habit ! affirma Jammes. C’est Gabriel lui-même qui me l’a dit. C’est même à ça qu’il l’a reconnu. Et voici comment ça s’est passé. Gabriel se trouvait dans le bureau du régisseur. Tout à coup, la porte s’est ouverte. C’était le Persan qui entrait. Vous savez si le Persan a le « mauvais œil ».

— Oh ! oui ! répondirent en chœur les petites danseuses qui, aussitôt qu’elles eurent évoqué l’image du Persan, firent les cornes au Destin avec leur index et leur auriculaire allongés, cependant que le médium et l’annulaire étaient repliés sur la paume et retenus par le pouce.

— … Et si Gabriel est superstitieux ! continua Jammes, cependant qu’il est toujours poli et quand il voit le Persan, il se contente de mettre tranquillement sa main dans sa poche et de toucher ses clefs… Eh bien ! aussitôt que la porte s’est ouverte devant le Persan, Gabriel ne fit qu’un bond du fauteuil où il était assis jusqu’à la serrure de l’armoire, pour toucher du fer ! Dans ce mouvement, il déchira à un clou tout un pan de son paletot. En se pressant pour sortir, il alla donner du front contre une patère et se fit une bosse énorme ; puis, en reculant brusquement, il s’écorcha le bras au paravent, près du piano ; il voulut s’appuyer au piano, mais si malheureusement que le couvercle lui retomba sur les mains et lui écrasa les doigts ; il bondit comme un fou hors du bureau et enfin prit si mal son temps en descendant l’escalier qu’il dégringola sur les reins toutes les marches du premier étage. Je passais justement à ce moment-là avec maman. Nous nous sommes précipitées pour le relever. Il était tout meurtri et avait du sang plein la figure, que ça nous en faisait peur. Mais tout de suite il s’est mis à nous sourire et à s’écrier : « Merci, mon Dieu ! d’en être quitte pour si peu ! » Alors, nous l’avons interrogé et il nous a raconté toute sa peur. Elle lui était venue de ce qu’il avait aperçu, derrière le Persan, le fantôme ! le fantôme avec la tête de mort, comme l’a décrit Joseph Buquet. »

Un murmure effaré salua la fin de cette histoire au bout de laquelle Jammes arriva tout essoufflée, tant elle l’avait narrée vite, vite, comme si elle était poursuivie par le fantôme. Et puis, il y eut encore un silence qu’interrompit, à mi-voix, la petite Giry, pendant que, très émue, la Sorelli se polissait les ongles.

« Joseph Buquet ferait mieux de se taire, énonça le pruneau.

— Pourquoi donc qu’il se tairait ? lui demanda-t-on.

— C’est l’avis de m’man…, répliqua Meg, tout à fait à voix basse, cette fois-ci, et en regardant autour d’elle comme si elle avait peur d’être entendue d’autres oreilles que de celles qui se trouvaient là.

— Et pourquoi que c’est l’avis de ta mère ?

— Chut ! M’man dit que le fantôme n’aime pas qu’on l’ennuie !