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LE FANTÔME DE L’OPÉRA

Voilà pourquoi j’appelle ma forêt la chambre des supplices !… Tu vois, ce n’est qu’une façon de parler ! Tout cela est pour rire ! Moi, je ne m’exprime jamais comme les autres !… Je ne fais rien comme les autres !… Mais j’en suis bien fatigué !… bien fatigué !… J’en ai assez, vois-tu, d’avoir une forêt dans ma maison, et une chambre des supplices !… Et d’être logé comme un charlatan au fond d’une boîte à double fond !… J’en ai assez ! j’en ai assez !… Je veux avoir un appartement tranquille, avec des portes et des fenêtres ordinaires et une honnête femme dedans, comme tout le monde !… Tu devrais comprendre cela, Christine, et je ne devrais pas avoir besoin de te le répéter à tout bout de champ !… Une femme comme tout le monde !… Une femme que j’aimerais, que je promènerais, le dimanche, et que je ferais rire toute la semaine ! Ah ! tu ne t’ennuierais pas avec moi ! J’ai plus d’un tour dans mon sac, sans compter les tours de cartes !… Tiens ! veux-tu que je te fasse des tours de cartes ? Cela nous fera toujours passer quelques minutes, en attendant demain soir, onze heures !… Ma petite Christine !… Ma petite Christine !… Tu m’écoutes ?… Tu ne me repousses plus !… dis ? Tu m’aimes !… Non, tu ne m’aimes pas !… Mais ça ne fait rien ! tu m’aimeras ! Autrefois, tu ne pouvais pas regarder mon masque à cause que tu savais ce qu’il y a derrière… Et maintenant, tu veux bien le regarder et tu oublies ce qu’il y a derrière, et tu veux bien ne plus me repousser !… On s’habitue à tout, quand on veut bien… quand on a la bonne volonté !… Que de jeunes gens qui ne s’aimaient pas avant le mariage se sont adorés après ! Ah ! je ne sais plus ce que je dis… Mais tu t’amuserais bien avec moi !… Il n’y en a pas un comme moi, par exemple, ça, je le jure devant le bon Dieu qui nous mariera — si tu es raisonnable — il n’y en a pas un comme moi pour faire le ventriloque ! Je suis le premier ventriloque du monde !… Tu ris !… Tu ne me crois peut-être pas !… Écoute ! »

Le misérable (qui était, en effet, le premier ventriloque du monde) étourdissait la petite (je m’en rendais parfaitement compte) pour détourner son attention de la chambre des supplices !… Calcul stupide !… Christine ne pensait qu’à nous !… Elle répéta à plusieurs reprises, sur le ton le plus doux qu’elle put trouver et de la plus ardente supplication :

« Éteignez la petite fenêtre !… Erik ! éteignez donc la petite fenêtre !… »

Car elle pensait bien que cette lumière, soudain apparue à la petite fenêtre, et dont le monstre avait parlé d’une façon si menaçante, avait sa raison terrible d’être… Une seule chose devait momentanément la tranquilliser, c’est qu’elle nous avait vus tous deux, derrière le mur, au centre du magnifique embrasement, debout et bien portants !… Mais elle eût été plus rassurée, certes !… si la lumière s’était éteinte…

L’autre avait déjà commencé à faire le ventriloque. Il disait :

« Tiens, je soulève un peu mon masque ! Oh ! un peu seulement… Tu vois mes lèvres ? Ce que j’ai de lèvres ? Elles ne remuent pas !… Ma bouche est fermée… mon espèce de bouche… et cependant tu entends ma voix !… Je parle avec mon ventre… c’est tout naturel… on appelle ça être ventriloque !… C’est bien connu : écoute ma voix… où veux-tu qu’elle aille ? Dans ton oreille gauche ? dans ton oreille droite ?… dans la table ?… dans les petits coffrets d’ébène de la cheminée ?… Ah ! cela t’étonne… Ma voix est dans les petits coffrets de la cheminée ! La veux-tu lointaine ?… La veux-tu prochaine ?… Retentissante ?… Aiguë ?… Nasillarde ?… Ma voix se promène partout !… partout !… Écoute, ma chérie… dans le petit coffret de droite de la cheminée, et écoute ce qu’elle dit : Faut-il tourner le scorpion ?… Et maintenant, crac ! écoute encore ce qu’elle dit dans le petit coffret de gauche : Faut-il tourner la sauterelle ?… Et maintenant, crac !… La voici dans le petit sac en cuir… Qu’est-ce qu’elle dit ? « Je suis le petit sac de la vie et de la mort ! » Et maintenant, crac !… la voici dans la gorge de la Carlotta, au fond de la gorge dorée, de la gorge de cristal de la Carlotta, ma parole !… Qu’est-ce qu’elle dit ? Elle dit : « C’est moi, monsieur crapaud ! c’est moi qui chante : J’écoute cette voix solitaire… couac !… qui chante dans mon couac !… » Et maintenant, crac, elle est arrivée sur une chaise de la loge du fantôme… et elle dit : « Madame Carlotta chante ce soir à décrocher le lustre !… » Et maintenant, crac !… Ah ! ah ! ah ! ah !… où