Page:Leroux - Le fantôme de l'Opéra, édition 1926.djvu/194

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
LE FANTÔME DE L’OPÉRA

nourrice. Il me répondit qu’il n’avait point approfondi ce léger détail, mais que, si je voulais bien « travailler » sur les lieux moi-même, je devais certainement trouver la clef de l’énigme dans le bureau directorial lui-même, en me souvenant qu’Erik n’avait pas été surnommé pour rien l’amateur de trappes. Et je promis au Persan de me livrer, aussitôt que j’en aurais le temps, à d’utiles investigations de ce côté. Je dirai tout de suite au lecteur que les résultats de ces investigations furent parfaitement satisfaisants. Je ne croyais point, en vérité, découvrir tant de preuves indéniables de l’authenticité des phénomènes attribués au Fantôme.

Et il est bon que l’on sache que les papiers du Persan, ceux de Christine Daaé, les déclarations qui me furent faites par les anciens collaborateurs de MM. Richard et Moncharmin et par la petite Meg elle-même (cette excellente Mme Giry étant, hélas ! trépassée) et par la Sorelli, qui est retraitée maintenant à Louveciennes — il est bon, dis-je, que l’on sache que tout cela, qui constitue les pièces documentaires de l’existence du Fantôme, pièces que je vais déposer aux archives de l’Opéra, se trouve contrôlé par plusieurs découvertes importantes dont je puis tirer justement quelque fierté.

Si je n’ai pu retrouver la demeure du Lac, Erik en ayant définitivement condamné toutes les entrées secrètes (et encore je suis sûr qu’il serait facile d’y pénétrer si l’on procédait au dessèchement du lac, comme je l’ai plusieurs fois demandé à l’administration des beaux-arts)[1], je n’en ai pas moins découvert le couloir secret des communards, dont la paroi de planches tombe par endroits en ruine ; et, de même, j’ai mis au jour la trappe par laquelle le Persan et Raoul descendirent dans les dessous du théâtre. J’ai relevé, dans le cachot des communards, beaucoup d’initiales tracées sur les murs par les malheureux qui furent enfermés là et, parmi ces initiales, un R. et un C. — R C ? Ceci n’est-il point significatif ? Raoul de Chagny ! Les lettres sont encore aujourd’hui très visibles. Je ne me suis pas, bien entendu, arrêté là. Dans le premier et le troisième dessous, j’ai fait jouer deux trappes d’un système pivotant, tout à fait inconnues aux machinistes, qui n’usent que de trappes à glissade horizontale.

Enfin, je puis dire, en toute connaissance de cause, au lecteur : « Visitez un jour l’Opéra, demandez à vous y promener en paix, sans cicerone stupide, entrez dans la loge n° 5 et frappez sur l’énorme colonne qui sépare cette loge de l’avant-scène ; frappez avec votre canne ou avec votre poing et écoutez… jusqu’à hauteur de votre tête : la colonne sonne le creux ! Et après cela, ne vous étonnez point qu’elle ait pu être habitée par la voix du Fantôme ; il y a, dans cette colonne, de la place pour deux hommes. Que si vous vous étonnez que lors des phénomènes de la loge n° 5 nul ne se soit retourné vers cette colonne, n’oubliez pas qu’elle offre l’aspect du marbre massif et que la voix qui était enfermée semblait plutôt venir du côté opposé (car la voix du fantôme ventriloque venait d’où il voulait). La colonne est travaillée, sculptée, fouillée et trifouillée par le ciseau de l’artiste. Je ne désespère pas de découvrir un jour le morceau de sculpture qui devait s’abaisser et se relever à volonté, pour laisser un libre et mystérieux passage à la correspondance du Fantôme avec Mme Giry et à ses générosités. Certes, tout cela, que j’ai vu, senti, palpé, n’est rien à côté de ce qu’en réalité un être énorme et fabuleux comme Erik a dû créer dans le mystère d’un monument comme celui de l’Opéra, mais je donnerais toutes ces découvertes pour celle qu’il m’a été donné de faire, devant l’administrateur lui-même, dans le bureau du directeur, à quelques centimètres du fauteuil : une trappe, de la longueur de la lame du parquet, de la longueur d’un avant-bras, pas plus… une trappe qui se rabat comme le couvercle d’un coffret, une trappe par où je vois sortir une main qui tra-

  1. J’en parlais encore quarante-huit heures avant l’apparition de cet ouvrage à M. Dujardin-Beaumetz, notre si sympathique sous-secrétaire d’État aux Beaux-Arts, qui m’a laissé quelque espoir, et je lui disais qu’il était du devoir de l’État d’en finir avec la légende du Fantôme pour rétablir sur des bases indiscutables l’histoire si curieuse d’Erik. Pour cela, il est nécessaire, et ce serait le couronnement de mes travaux personnels, de retrouver la Demeure du Lac, dans laquelle se trouvent peut-être encore des trésors pour l’art musical. On ne doute plus qu’Erik fût un artiste incomparable. Qui nous dit que nous ne trouverons point dans la Demeure du Lac, la fameuse partition de son Don Juan triomphant ?