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le priait souvent de demeurer près d’elle jusqu’au moment où elle entrait en scène, et qui avait parfois cette manie tyrannique de lui donner à garder les petites guêtres avec lesquelles elle descendait de sa loge et dont elle garantissait le lustre de ses souliers de satin et la netteté de son maillot chair. La Sorelli avait une excuse : elle avait perdu sa mère.

Le comte, remettant à quelques minutes la visite qu’il devait faire à la Sorelli, suivait donc la galerie qui conduisait chez la Daaé, et constatait que ce corridor n’avait jamais été aussi fréquenté que ce soir, où tout le théâtre semblait bouleversé du succès de l’artiste et aussi de son évanouissement. Car la belle enfant n’avait pas encore repris connaissance, et on était allé chercher le docteur du théâtre, qui arriva sur ces entrefaites, bousculant les groupes et suivi de près par Raoul, qui lui marchait sur les talons.

Ainsi, le médecin et l’amoureux se trouvèrent dans le même moment aux côtés de Christine, qui reçut les premiers soins de l’un et ouvrit les yeux dans les bras de l’autre. Le comte était resté, avec beaucoup d’autres, sur le seuil de la porte devant laquelle on s’étouffait.

« Ne trouvez-vous point, docteur, que ces messieurs devraient « dégager » un peu la loge ? demanda Raoul avec une incroyable audace. On ne peut plus respirer ici.

— Mais vous avez parfaitement raison », acquiesça le docteur, et il mit tout le monde à la porte, à l’exception de Raoul et de la femme de chambre.

Celle-ci regardait Raoul avec des yeux agrandis par le plus sincère ahurissement. Elle ne l’avait jamais vu.

Elle n’osa pas toutefois le questionner.

Et le docteur s’imagina que si le jeune homme agissait ainsi, c’était évidemment parce qu’il en avait le droit. Si bien que le vicomte resta dans cette loge à contempler la Daaé renaissant à la vie, pendant que les deux directeurs, MM. Debienne et Poligny eux-mêmes, qui étaient venus pour exprimer leur admiration à leur pensionnaire, étaient refoulés dans le couloir, avec des habits noirs. Le comte de Chagny, rejeté comme les autres dans le corridor, riait aux éclats.

« Ah ! le coquin ! Ah ! le coquin ! »

Et il ajoutait, in petto :

— Fiez-vous donc à ces jouvenceaux qui prennent des airs de petites filles !

Il était radieux. Il conclut : « C’est un Chagny ! » et il se dirigea vers la loge de la Sorelli ; mais celle-ci descendait au foyer avec son petit troupeau tremblant de peur, et le comte la rencontra en chemin, comme il a été dit.

Dans la loge, Christine Daaé avait poussé un profond soupir auquel avait répondu un gémissement. Elle tourna la tête et vit Raoul et tressaillit. Elle regarda le docteur auquel elle sourit, puis sa femme de chambre, puis encore Raoul.

« Monsieur ! demanda-t-elle à ce dernier, d’une voix qui n’était encore qu’un souffle… qui êtes-vous ?

— Mademoiselle, répondit le jeune homme qui mit un genou en terre et déposa un ardent baiser sur la main de la diva, mademoiselle, je suis le petit enfant qui est allé ramasser votre écharpe dans la mer. »

Christine regarda encore le docteur et la femme de chambre et tous trois se mirent à rire. Raoul se releva très rouge.

« Mademoiselle, puisqu’il vous plaît de ne point me reconnaître, je voudrais vous dire quelque chose en particulier, quelque chose de très important.

— Quand j’irai mieux, monsieur, voulez-vous ? — et sa voix tremblait. — Vous êtes très gentil…

— Mais il faut vous en aller… ajouta le docteur avec son plus aimable sourire. Laissez-moi soigner mademoiselle.

— Je ne suis pas malade, » fit tout à coup Christine avec une énergie aussi étrange qu’inattendue.

Et elle se leva en se passant d’un geste rapide une main sur les paupières.

« Je vous remercie, docteur !… J’ai besoin de rester seule… Allez-vous-en tous ! je vous en prie… laissez-moi… Je suis très nerveuse ce soir…

Le médecin voulut faire entendre quelques protestations, mais devant l’agitation de la jeune femme, il estima que le meilleur remède à un pareil état consistait à ne point la contrarier. Et il s’en alla avec Raoul, qui se trouva