Page:Leroux - Le fantôme de l'Opéra, édition 1926.djvu/24

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
LE FANTÔME DE L’OPÉRA

armoires, chercha, tâta de ses mains moites les murs. Rien !

« Ah çà ! dit-il tout haut, est-ce que je deviens fou ? »

Il resta ainsi dix minutes, à écouter le sifflement du gaz dans la paix de cette loge abandonnée ; amoureux, il ne songea même point à dérober un ruban qui lui eût apporté le parfum de celle qu’il aimait. Il sortit, ne sachant plus ce qu’il faisait ni où il allait. À un moment de son incohérente déambulation, un air glacé vint le frapper au visage. Il se trouvait au bas d’un étroit escalier que descendait, derrière lui, un cortège d’ouvriers penchés sur une espèce de brancard que recouvrait un linge blanc.

« La sortie, s’il vous plaît ! » fit-il à l’un de ces hommes.

— Vous voyez bien ! en face de vous, lui fut-il répondu. La porte est ouverte. Mais laissez-nous passer.

Il demanda machinalement en montrant le brancard :

« Qu’est-ce que c’est que ça ? »

L’ouvrier répondit :

« Ça, c’est Joseph Buquet que l’on a trouvé pendu dans le troisième dessous, entre un portant et un décor du Roi de Lahore. »

Il s’effaça devant le cortège, salua et sortit.


III


où, pour la première fois, mm. debienne et poligny donnent, en secret, aux nouveaux directeurs de l’opéra, mm. armand moncharmin et firmin richard, la véritable et mystérieuse raison de leur départ de l’académie nationale de musique.


Pendant ce temps avait lieu la cérémonie des adieux.

J’ai dit que cette fête magnifique avait été donnée, à l’occasion de leur départ de l’Opéra, par MM. Debienne et Poligny qui avaient voulu mourir comme nous disons aujourd’hui : en beauté.

Ils avaient été aidés dans la réalisation de ce programme idéal et funèbre, par tout ce qui comptait alors à Paris dans la société et dans les arts.

Tout ce monde s’était donné rendez-vous au foyer de la danse, où la Sorelli attendait, une coupe de champagne à la main et un petit discours préparé au bout de la langue, les directeurs démissionnaires. Derrière elle, ses jeunes et vieilles camarades du corps de ballet se pressaient, les unes s’entretenant à voix basse des événements du jour, les autres adressant discrètement des signes d’intelligence à leurs amis, dont la foule bavarde entourait déjà le buffet, qui avait été dressé sur le plancher en pente, entre la danse guerrière et la danse champêtre de M. Boulenger.

Quelques danseuses avaient déjà revêtu leurs toilettes de ville ; la plupart avaient encore leur jupe de gaze légère ; mais toutes avaient cru devoir prendre des figures de circonstance. Seule, la petite Jammes dont les quinze printemps semblaient déjà avoir oublié dans leur insouciance — heureux âge — le fantôme et la mort de Joseph Buquet, n’arrêtait point de caqueter, babiller, sautiller, faire des niches, si bien que, MM. Debienne et Poligny apparaissant sur les marches du foyer de la danse, elle fut rappelée sévèrement à l’ordre par la Sorelli, impatiente.

Tout le monde remarqua que MM. les directeurs démissionnaires avaient l’air gai, ce qui, en province, n’eût paru naturel à personne, mais ce qui, à Paris, fut trouvé de fort bon goût. Celui-là ne sera jamais Parisien qui n’aura point appris à mettre un masque de joie sur ses douleurs et le « loup » de la tristesse, de l’ennui ou de l’indifférence sur son intime allégresse. Vous savez qu’un de vos amis est dans la peine, n’essayez point de le consoler ; il vous dira qu’il l’est déjà ; mais s’il lui est arrivé quelque événement heureux, gardez-vous de l’en féliciter ; il trouve sa bonne fortune si naturelle qu’il s’étonnera qu’on lui en parle. À Paris, on est toujours au bal masqué et ce n’est point au foyer de la danse que des personnages aussi « avertis » que MM. Debienne et Poligny eussent commis la faute de montrer leur chagrin qui était réel. Et ils souriaient déjà trop à la Sorelli, qui commençait à débiter son compliment quand une réclamation de cette petite folle de Jammes vint briser le sourire de