Page:Leroux - Le fantôme de l'Opéra, édition 1926.djvu/28

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
LE FANTÔME DE L’OPÉRA

— Oui, répéta M. Debienne, nous préférons nous en aller ! Allons-nous-en ! »

Et il se leva.

Richard dit :

« Mais enfin, il me semble que vous êtes bien bons avec ce fantôme. Si j’avais un fantôme aussi gênant que ça, je n’hésiterais pas à le faire arrêter…

— Mais où ? Mais comment ? s’écrièrent-ils en chœur ; nous ne l’avons jamais vu !

— Mais quand il vient dans sa loge ?

Nous ne l’avons jamais vu dans sa loge.

Alors, louez-la.

— Louer la loge du fantôme de l’Opéra ! Eh bien ! messieurs, essayez ! »

Sur quoi, nous sortîmes tous quatre du cabinet directorial. Richard et moi nous n’avions jamais « tant ri ».


IV

la loge numéro 5


Armand Moncharmin a écrit de si volumineux mémoires qu’en ce qui concerne particulièrement la période assez longue de sa co-direction, on est en droit de se demander s’il trouva jamais le temps de s’occuper de l’Opéra autrement qu’en racontant ce qui s’y passait. M. Moncharmin ne connaissait pas une note de musique, mais il tutoyait le ministre de l’Instruction publique et des Beaux-Arts, avait fait un peu de journalisme sur le boulevard et jouissait d’une assez grosse fortune. Enfin, c’était un charmant garçon et qui ne manquait point d’intelligence puisque, décidé à commanditer l’Opéra, il avait su choisir celui qui en serait l’utile directeur et était allé tout droit à Firmin Richard.

Firmin Richard était un musicien distingué et un galant homme. Voici le portrait qu’en trace, au moment de sa prise de possession, la Revue des théâtres : « M. Firmin Richard est âgé de cinquante ans environ, de haute taille, de robuste encolure, sans embonpoint. Il a de la prestance et de la distinction, haut en couleur, les cheveux plantés dru, un peu bas et taillés en brosse, la barbe à l’unisson des cheveux, l’aspect de la physionomie a quelque chose d’un peu triste que tempère aussitôt un regard franc et droit joint à un sourire charmant.

« M. Firmin Richard est un musicien très distingué. Harmoniste habile, contrepointiste savant, la grandeur est le principal caractère de sa composition. Il a publié de la musique de chambre très appréciée des amateurs, de la musique pour piano, sonates ou pièces fugitives remplies d’originalité, un recueil de mélodies. Enfin, La Mort d’Hercule, exécutée aux concerts du Conservatoire, respire un souffle épique qui fait songer à Gluck, un des maîtres vénérés de M. Firmin Richard. Toutefois, s’il adore Gluck, il n’en aime pas moins Piccini ; M. Richard prend son plaisir où il le trouve. Plein d’admiration pour Piccini, il s’incline devant Meyerbeer, il se délecte de Cimarosa et nul n’apprécie mieux que lui l’inimitable génie de Weber. Enfin, en ce qui concerne Wagner, M. Richard n’est pas loin de prétendre qu’il est, lui, Richard, le premier en France et peut-être le seul à l’avoir compris. »

J’arrête ici ma citation, d’où il me semble résulter assez clairement que si M. Firmin Richard aimait à peu près toute la musique et tous les musiciens, il était du devoir de tous les musiciens d’aimer M. Firmin Richard. Disons en terminant ce rapide portrait que M. Richard était ce qu’on est convenu d’appeler un autoritaire, c’est-à-dire qu’il avait un fort mauvais caractère.

Les premiers jours que les deux associés passèrent à l’Opéra furent tout à la joie de se sentir les maîtres d’une aussi vaste et belle entreprise et ils avaient certainement oublié cette curieuse et bizarre histoire du fantôme quand se produisit un incident qui leur prouva que — s’il y avait farce — la farce n’était point terminée.

M. Firmin Richard arriva ce matin-là à onze heures à son bureau. Son secrétaire, M. Rémy, lui montra une demi-douzaine de lettres qu’il n’avait point décachetées parce qu’elles portaient la mention « personnelle ». L’une de ces lettres attira tout de suite l’attention de Richard non seulement parce que la suscription de l’enveloppe était à l’encre rouge, mais encore parce qu’il lui sembla avoir vu déjà quelque part cette écriture. Il ne chercha point