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ERIK

gauche n’étaient pas encore occupées. On n’était qu’au commencement du spectacle.

— Et qu’est-ce que vous avez fait ?

— Eh bien, j’ai apporté le petit banc. Évidemment, ça n’était pas pour lui qu’il demandait un petit banc, c’était pour sa dame ! Mais elle, je ne l’ai jamais entendue ni vue… »


Hein ? Quoi ? le fantôme avait une femme maintenant ! De Mame Giry, le double regard de MM. Moncharmin et Richard monta jusqu’à l’inspecteur, qui, derrière l’ouvreuse, agitait les bras dans le dessein d’attirer sur lui l’attention de ses chefs. Il se frappait le front d’un index désolé pour faire comprendre aux directeurs que la mère Jules était bien certainement folle, pantomime qui engagea définitivement M. Richard à se séparer d’un inspecteur qui gardait dans son service une hallucinée. La bonne femme continuait, toute à son fantôme, vantant maintenant sa générosité.

« À la fin du spectacle, il me donne toujours une pièce de quarante sous, quelquefois cent sous, quelquefois même dix francs, quand il a été plusieurs jours sans venir. Seulement, depuis qu’on a recommencé à l’ennuyer, il ne me donne plus rien du tout…

— Pardon, ma brave femme… (Révolte nouvelle de la plume du chapeau couleur de suie, devant une aussi persistante familiarité) pardon !… Mais comment le fantôme fait-il pour vous remettre vos quarante sous ? interroge Moncharmin, né curieux.

— Bah ! il les laisse sur la tablette de la loge. Je les trouve là avec le programme que je lui apporte toujours ; des soirs je retrouve même des fleurs dans ma loge, une rose qui sera tombée du corsage de sa dame… car, sûr, il doit venir quelquefois avec une dame, pour qu’un jour, ils aient oublié un éventail.

— Ah ! ah ! le fantôme a oublié un éventail ? Et qu’en avez-vous fait ?

— Eh bien, je le lui ai rapporté la fois suivante. »

Ici, la voix de l’inspecteur se fit entendre :

« Vous n’avez pas observé le règlement, Mame Giry, je vous mets à l’amende.

— Taisez-vous, imbécile ! (Voix de basse de M. Firmin Richard.)

— Vous avez rapporté l’éventail ! Et alors ?

— Et alors, ils l’ont remporté, m’sieur le directeur ; je ne l’ai plus retrouvé à la fin du spectacle, à preuve qu’ils ont laissé à la place une boîte de bonbons anglais que j’aime tant, m’sieur le directeur. C’est une des gentillesses du fantôme…

— C’est bien, Mame Giry… Vous pouvez vous retirer. »

Quand Mame Giry eut salué respectueusement, non sans une certaine dignité qui ne l’abandonnait jamais, ses deux directeurs, ceux-ci déclarèrent à M. l’inspecteur qu’ils étaient décidés à se priver des services de cette vieille folle. Et ils congédièrent M. l’inspecteur.

Quand M. l’inspecteur se fut retiré à son tour, après avoir protesté de son dévouement à la maison, MM. les directeurs avertirent M. l’administrateur qu’il eût à faire régler le compte de M. l’inspecteur. Quand ils furent seuls, MM. les directeurs se communiquèrent une même pensée, qui leur était venue en même temps à tous deux, celle d’aller faire un petit tour du côté de la loge no 5.

Nous les y suivrons bientôt.


VI

le violon enchanté


Christine Daaé, victime d’intrigues sur lesquelles nous reviendrons plus tard, ne retrouva point tout de suite à l’Opéra le triomphe de la fameuse soirée de gala. Depuis, cependant, elle avait eu l’occasion de se faire entendre en ville, chez la duchesse de Zurich, où elle chanta les plus beaux morceaux de son répertoire ; et voici comment le grand critique X. Y. Z., qui se trouvait parmi les invités de marque, s’exprime sur son compte :

« Quand on l’entend dans Hamlet, on se demande si Shakespeare est venu des Champs-Élysées lui faire répéter Ophélie… Il est vrai que, quand elle ceint le diadème d’étoiles de la reine de la nuit, Mozart, de son côté, doit quitter les demeures éternelles pour venir l’entendre. Mais non, il n’a pas à se déranger, car la voix aiguë et vibrante de l’interprète magique de sa Flûte enchantée vient le trouver dans le