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ERIK

pauvre cerveau malade. Mais elle s’était reculée et elle n’était plus, immobile, qu’un peu d’ombre dans la nuit.

« Dans votre loge ? répéta-t-il comme un écho stupide.

— Oui, c’est là que je l’ai entendu et je n’ai pas été seule à l’entendre…

— Qui donc l’a entendu encore, Christine ?

— Vous, mon ami.

— Moi ? j’ai entendu l’Ange de la musique ?

— Oui, l’autre soir, c’est lui qui parlait quand vous écoutiez derrière la porte de ma loge. C’est lui qui m’a dit : « Il faut m’aimer. » Mais je croyais bien être la seule à percevoir sa voix. Aussi, jugez de mon étonnement quand j’ai appris, ce matin, que vous pouviez l’entendre, vous aussi… »

Raoul éclata de rire. Et aussitôt, la nuit se dissipa sur la lande déserte et les premiers rayons de la lune vinrent envelopper les jeunes gens. Christine s’était retournée, hostile, vers Raoul. Ses yeux, ordinairement si doux, lançaient des éclairs.

« Pourquoi riez-vous ? Vous croyez peut-être avoir entendu une voix d’homme ?

— Dame ! répondit le jeune homme, dont les idées commençaient à se brouiller devant l’attitude de bataille de Christine.

— C’est vous, Raoul ! vous qui me dites cela ! un ancien petit compagnon à moi ! un ami de mon père ! Je ne vous reconnais plus. Mais que croyez-vous donc ? Je suis une honnête fille, moi, monsieur le vicomte de Chagny, et je ne m’enferme point avec des voix d’homme, dans ma loge. Si vous aviez ouvert la porte, vous auriez vu qu’il n’y avait personne !

— C’est vrai ! Quand vous avez été partie, j’ai ouvert cette porte et je n’ai trouvé personne dans la loge…

— Vous voyez bien… alors ? »

Le vicomte fit appel à tout son courage.

« Alors, Christine, je pense qu’on se moque de vous ! »

Elle poussa un cri et s’enfuit. Il courut derrière elle, mais elle lui jeta, dans une irritation farouche :

« Laissez-moi ! laissez-moi ! »

Et elle disparut. Raoul rentra à l’auberge très las, très découragé et très triste.

Il apprit que Christine venait de monter dans sa chambre et qu’elle avait annoncé qu’elle ne descendrait pas pour dîner. Le jeune homme demanda si elle n’était point malade. La brave aubergiste lui répondit d’une façon ambiguë que, si elle était souffrante, ce devait être d’un mal qui n’était point bien grave, et, comme elle croyait à la fâcherie de deux amoureux, elle s’éloigna en haussant les épaules et en exprimant sournoisement la pitié qu’elle avait pour des jeunes gens qui gaspillaient en vaines querelles les heures que le bon Dieu leur a permis de passer sur la terre. Raoul dîna tout seul, au coin de l’âtre et, comme vous pensez bien, de façon fort maussade. Puis, dans sa chambre, il essaya de lire, puis, dans son lit, il essaya de dormir. Aucun bruit ne se faisait entendre dans l’appartement à côté. Que faisait Christine ? Dormait-elle ? Et si elle ne dormait point, à quoi pensait-elle ? Et lui, à quoi pensait-il ? Eût-il été seulement capable de le dire ? La conversation étrange qu’il avait eue avec Christine l’avait tout à fait troublé !… Il pensait moins à Christine qu’autour de Christine, et cet « autour » était si diffus, si nébuleux, si insaisissable, qu’il en éprouvait un très curieux et très angoissant malaise.

Ainsi les heures passaient très lentes ; il pouvait être onze heures et demie de la nuit quand il entendit distinctement marcher dans la chambre voisine de la sienne. C’était un pas léger, furtif. Christine ne s’était donc pas couchée ? Sans raisonner ses gestes, le jeune homme s’habilla à la hâte, en prenant garde de faire le moindre bruit. Et, prêt à tout, il attendait. Prêt à quoi ? Est-ce qu’il savait ? Son cœur bondit quand il entendit la porte de Christine tourner lentement sur ses gonds. Où allait-elle à cette heure où tout reposait dans Perros ? Il entrouvrit tout doucement sa porte et put voir, dans un rayon de lune, la forme blanche de Christine qui glissait précautionneusement dans le corridor. Elle atteignit l’escalier ; elle descendit et, lui, au-dessus d’elle, se pencha sur la rampe. Soudain, il entendit deux voix qui s’entretenaient rapidement. Une phrase lui arriva :

« Ne perdez pas la clef. »

C’était la voix de l’hôtesse. En bas, on ouvrit la porte qui donnait sur la rade. On la referma. Et tout rentra dans le calme. Raoul revint aus-