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LE FANTÔME DE L’OPÉRA

se disait alors : « Ça va être pour l’acte suivant, évidemment. » Quelques-uns, qui étaient, paraît-il, mieux renseignés que les autres, affirmèrent que le « boucan » devait commencer à la « Coupe du roi de Thulé », et ils se précipitèrent vers l’entrée des abonnés pour aller avertir la Carlotta.

Les directeurs quittèrent la loge pendant cet entr’acte pour se renseigner sur cette histoire de cabale dont leur avait parlé le régisseur, mais ils revinrent bientôt à leur place en haussant les épaules et en traitant toute cette affaire de niaiserie. La première chose qu’ils virent en entrant fut, sur la tablette de l’appui-main, une boîte de bonbons anglais. Qui l’avait apportée là ? Ils questionnèrent les ouvreuses. Mais personne ne put les renseigner. S’étant alors retournés à nouveau du côté de l’appui-main ils aperçurent, cette fois, à côté de la boîte de bonbons anglais, une lorgnette. Ils se regardèrent. Ils n’avaient pas envie de rire. Tout ce que leur avait dit Mme Giry leur revenait à la mémoire… et puis… il leur semblait qu’il y avait autour d’eux comme un étrange courant d’air… Ils s’assirent en silence, réellement impressionnés.

La scène représentait le jardin de Marguerite…


Faites-lui mes aveux,
 Portez mes vœux…


Comme elle chantait ces deux premiers vers, son bouquet de roses et de lilas à la main, Christine, en relevant la tête, aperçut dans sa loge le vicomte de Chagny et, dès lors, il sembla à tous que sa voix était moins assurée, moins pure, moins cristalline qu’à l’ordinaire. Quelque chose qu’on ne savait pas, assourdissait, alourdissait son chant… Il y avait, là-dessous, du tremblement et de la crainte.

« Drôle de fille, fit remarquer presque tout haut un ami de la Carlotta placé à l’orchestre… L’autre soir, elle était divine et, aujourd’hui, la voilà qui chevrote. Pas d’expérience, pas de méthode ! »


C’est en vous que j’ai foi,
Parlez pour moi. 


Le vicomte se mit la tête dans les mains. Il pleurait. Le comte, derrière lui, mordait violemment la pointe de sa moustache, haussait les épaules et fronçait les sourcils. Pour qu’il traduisît par autant de signes extérieurs ses sentiments intimes, le comte, ordinairement si correct et si froid, devait être furieux. Il l’était. Il avait vu son frère revenir d’un rapide et mystérieux voyage dans un état de santé alarmant. Les explications qui s’en étaient suivies n’avaient sans doute point eu la vertu de tranquilliser le comte qui, désireux de savoir à quoi s’en tenir, avait demandé un rendez-vous à Christine Daaé. Celle-ci avait eu l’audace de lui répondre qu’elle ne pouvait le recevoir, ni lui ni son frère. Il crut à un abominable calcul. Il ne pardonnait point à Christine de faire souffrir Raoul, mais surtout il ne pardonnait point à Raoul de souffrir pour Christine. Ah ! il avait eu bien tort de s’intéresser un instant à cette petite, dont le triomphe d’un soir restait pour tous incompréhensible.


Que la fleur sur sa bouche
Sache au moins déposer
 Un doux baiser.


« Petite rouée ! va », gronda le comte.

Et il se demanda ce qu’elle voulait… ce qu’elle pouvait bien espérer… Elle était pure, on la disait sans ami, sans protecteur d’aucune sorte… cet Ange du Nord devait être roublard !

Raoul, lui, derrière ses mains, rideau qui cachait ses larmes d’enfant, ne songeait qu’à la lettre qu’il avait reçue, dès son retour à Paris où Christine était arrivée avant lui, s’étant sauvée de Perros comme une voleuse : « Mon cher ancien petit ami, il faut avoir le courage de ne plus me revoir, de ne plus me parler… si vous m’aimez un peu, faites cela pour moi, pour moi qui ne vous oublierai jamais… mon cher Raoul. Surtout, ne pénétrez plus jamais dans ma loge. Il y va de ma vie. Il y va de la vôtre. Votre petite Christine. »

Un tonnerre d’applaudissements… C’est la Carlotta qui fait son entrée.

L’acte du jardin se déroulait avec ses péripéties accoutumées.

Quand Marguerite eut fini de chanter l’air du Roi de Thulé, elle fut acclamée ; elle le fut encore quand elle eut terminé l’air des bijoux :