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ERIK

soir, dans une voiture de cercle, derrière les tribunes de Longchamp.

Il faisait un froid de loup. La route apparaissait déserte et très éclairée sous la lune. Il donna l’ordre au cocher de l’attendre patiemment au coin d’une petite allée adjacente et, se dissimulant autant que possible, il commença de battre la semelle.

Il n’y avait pas une demi-heure qu’il se livrait à cet hygiénique exercice, quand une voiture, venant de Paris, tourna au coin de la route et, tranquillement, au pas de son cheval, se dirigea de son côté.

Il pensa tout de suite : c’est elle ! Et son cœur se prit à frapper à grands coups sourds, comme ceux qu’il avait déjà entendus dans sa poitrine quand il écoutait la voix d’homme derrière la porte de la loge… Mon Dieu ! comme il l’aimait !

La voiture avançait toujours. Quant à lui, il n’avait pas bougé. Il attendait !… Si c’était elle, il était bien résolu à sauter à la tête des chevaux !… Coûte que coûte, il voulait avoir une explication avec l’ange de la musique !…

Quelques pas encore et le coupé allait être à sa hauteur. Il ne doutait point que ce fût elle… Une femme, en effet, penchait sa tête à la portière.

Et, tout à coup, la lune l’illumina d’une pâle auréole.

« Christine ! »

Le nom sacré de son amour lui jaillit des lèvres et du cœur. Il ne put le retenir !… Il bondit pour le rattraper, car ce nom jeté à la face de la nuit, avait été comme le signal attendu d’une ruée furieuse de tout l’équipage, qui passa devant lui sans qu’il eût pris le temps de mettre son projet à exécution. La glace de la portière s’était relevée. La figure de la jeune femme avait disparu. Et le coupé, derrière lequel il courait, n’était déjà plus qu’un point noir sur la route blanche.

Il appela encore : Christine !… Rien ne lui répondit. Il s’arrêta, au milieu du silence.

Il jeta un regard désespéré au ciel, aux étoiles ; il heurta du poing sa poitrine en feu ; il aimait et il n’était pas aimé !

D’un œil morne, il considéra cette route désolée et froide, la nuit pâle et morte. Rien n’était plus froid, rien n’était plus mort que son cœur : il avait aimé un ange et il méprisait une femme !

Raoul, comme elle s’est jouée de toi, la petite fée du Nord ! N’est-ce pas, n’est-ce pas qu’il est inutile d’avoir une joue aussi fraîche, un front aussi timide et toujours prêt à se couvrir du voile rose de la pudeur pour passer dans la nuit solitaire, au fond d’un coupé de luxe, en compagnie d’un mystérieux amant ? N’est-ce pas qu’il devrait y avoir des limites sacrées à l’hypocrisie et au mensonge ?… Et qu’on ne devrait pas avoir les yeux clairs de l’enfance quand on a l’âme des courtisanes ?

… Elle avait passé sans répondre à son appel…

Aussi, pourquoi était-il venu au travers de sa route ?

De quel droit a-t-il dressé soudain devant elle, qui ne lui demande que son oubli, le reproche de sa présence ?…

« Va-t’en !… disparais !… Tu ne comptes pas !… »

Il songeait à mourir et il avait vingt ans !… Son domestique le surprit, au matin, assis sur son lit. Il ne s’était pas déshabillé et le valet eut peur de quelque malheur en le voyant, tant il avait une figure de désastre. Raoul lui arracha des mains le courrier qu’il lui apportait. Il avait reconnu une lettre, un papier, une écriture. Christine lui disait :


« Mon ami, soyez, après-demain, au bal masqué de l’Opéra, à minuit, dans le petit salon qui est derrière la cheminée du grand foyer ; tenez-vous debout auprès de la porte qui conduit vers la Rotonde. Ne parlez de ce rendez-vous à personne au monde. Mettez-vous en domino blanc, bien masqué. Sur ma vie, qu’on ne vous reconnaisse pas. Christine. »


X

au bal masqué


L’enveloppe, toute maculée de boue, ne portait aucun timbre. « Pour remettre à M. le vicomte Raoul de Chagny » et l’adresse au crayon. Ceci avait été certainement jeté dans l’espoir qu’un passant ramasserait le billet et