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LE FANTÔME DE L’OPÉRA

dant que Raoul, pris lui-même à ce désespoir contagieux, la pressait contre son cœur :

« Non ! non ! Vous ne l’entendrez plus dire qu’il vous aime ! Vous ne verrez plus couler ses larmes ! Fuyons !… Tout de suite, Christine, fuyons ! »

Et déjà il voulait l’entraîner.

Mais elle l’arrêta.

« Non, non, fit-elle, en hochant douloureusement la tête, pas maintenant !… Ce serait trop cruel… Laissez-le m’entendre chanter encore demain soir, une dernière fois… et puis, nous nous en irons. À minuit, vous viendrez me chercher dans ma loge ; à minuit exactement. À ce moment, il m’attendra dans la salle à manger du lac… nous serons libres et vous m’emporterez !… Même si je refuse, il faut me jurer cela, Raoul… car je sens bien que, cette fois, si j’y retourne, je n’en reviendrai peut-être jamais… »

Elle ajouta :

« Vous ne pouvez pas comprendre !… »

Et elle poussa un soupir auquel il lui sembla que, derrière elle, un autre soupir avait répondu.

« Vous n’avez pas entendu ? »

Elle claquait des dents.

« Non, assura Raoul, je n’ai rien entendu…

— C’est trop affreux, avoua-t-elle, de trembler tout le temps comme cela !… Et cependant, ici, nous ne courons aucun danger ; nous sommes chez nous, chez moi, dans le ciel, en plein air, en plein jour. Le soleil est en flammes, et les oiseaux de nuit n’aiment pas à regarder le soleil ! Je ne l’ai jamais vu à la lumière du jour… Ce doit être horrible !… balbutia-t-elle, en tournant vers Raoul des yeux égarés. Ah ! la première fois que je l’ai vu !… J’ai cru qu’il allait mourir !

— Pourquoi ? demanda Raoul, réellement effrayé du ton que prenait cette étrange et formidable confidence… pourquoi avez-vous cru qu’il allait mourir ?

— Pourquoi ?… Parce que je l’avais vu ! ! ! »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Cette fois Raoul et Christine se retournèrent en même temps.

« Il y a quelqu’un ici qui souffre ! fit Raoul… peut-être un blessé… Vous avez entendu ?

— Moi, je ne pourrais vous dire, avoua Christine, même quand il n’est pas là, mes oreilles sont pleines de ses soupirs… Cependant, si vous avez entendu… »

Ils se levèrent, regardèrent autour d’eux… Ils étaient bien tout seuls sur l’immense toit de plomb. Ils se rassirent. Raoul demanda :

« Comment l’avez-vous vu pour la première fois ?

— Il y avait trois mois que je l’entendais sans le voir. La première fois que je l’ai « entendu », j’ai cru, comme vous, que cette voix adorable, qui s’était mise tout à coup à chanter à mes côtés, chantait dans une loge prochaine. Je sortis, et la cherchai partout ; mais ma loge est très isolée, Raoul, comme vous le savez, et il me fut impossible de trouver la voix hors de ma loge, tandis qu’elle restait fidèlement dans ma loge. Et non seulement, elle chantait, mais elle me parlait, elle répondait à mes questions comme une véritable voix d’homme, avec cette différence qu’elle était belle comme la voix d’un ange. Comment expliquer un aussi incroyable phénomène ? Je n’avais jamais cessé de songer à l’« ange de la musique » que mon pauvre papa m’avait promis de m’envoyer aussitôt qu’il serait mort. J’ose vous parler d’un semblable enfantillage, Raoul, parce que vous avez connu mon père, et qu’il vous a aimé et que vous avez cru, en même temps que moi, lorsque vous étiez tout petit, à l’« ange de la musique », et que je suis bien sûre que vous ne sourirez pas, ni que vous vous moquerez. J’avais conservé, mon ami, l’âme tendre et crédule de la petite Lotte et ce n’est point la compagnie de maman Valérius qui me l’eût ôtée. Je portai cette petite âme toute blanche entre mes mains naïves et naïvement je la tendis, je l’offris à la voix d’homme, croyant l’offrir à l’ange. La faute en fut certainement, pour un peu, à ma mère adoptive, à qui je ne cachais rien de l’inexplicable phénomène. Elle fut la première à me dire : « Ce doit être l’Ange ; en tout cas, tu peux toujours le lui demander. » C’est ce que je fis et la voix d’homme me répondit qu’en effet elle était la voix d’ange que j’attendais et que mon père m’avait promise en mourant. À partir de ce moment, une grande intimité s’établit entre la voix et moi, et j’eus en elle une confiance absolue. Elle me dit qu’elle était descendue sur la terre pour me faire goûter