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a raison. Vivre joyeusement est tout le but de la vie. Amis, en attendant la mort, buvons à longs traits dans la coupe du plaisir.

À ce moment, un jeune homme de noble stature, d’une figure belle et, sévère, débouchant d’une rue voisine, s’avança vers le groupe. Sa démarche grave, la simplicité de ses vêtements, la fermeté de son attitude, faisaient qu’au milieu de cette Rome des empereurs, il apparaissait comme un nouveau Caton. — Novator ! s’écrièrent en l’apercevant les jeunes patriciens. Et lorsqu’il fut près d’eux : Que deviens-tu, Novator ? Nous te cherchons en vain au cirque et dans les fêtes publiques, aux théâtres et dans les temples. Ta place est en vain marquée au milieu de nos festins. Joyeux convive, ami cher, pourquoi nous fuis-tu ? Les tresses dorées de la pupille de Sénèque te font-elles oublier les yeux brillants de nos folles compagnes ? As-tu perdu ta fortune ? ou mènes-tu quelque intrigue avec une plébéienne des faubourgs ? — Novator sourit. Mon père, le sénateur Claudius, n’a point perdu sa fortune, et je n’ai pas d’intrigues, dit-il. — Envies-tu les bénéfices de la popularité, que tu vas ainsi vêtu comme un Romain antique, avec une tunique de couleur sombre et sans manteau ? — J’ai donné le mien tout-à-l’heure à un fiévreux des Esquiries, répondit Novator. — Dieux immortels ! es-tu privé de la raison ? Achète le peuple avec ton or et non avec ton manteau. — Je n’ai voulu que soulager un frère, dit le jeune Romain, d’une voix grave et calme. — Les patriciens se regardèrent avec étonnement, en murmurant le mot : ambitieux ! — Amis, reprit Novator, une morale nouvelle m’a éclairé. Mon cœur souffrait dans nos orgies ; mais, ayant connu la justice, la justice m’a donné la paix du cœur. Bientôt, j’en ai la confiance, un jour plus pur luira ; les crimes cesseront et tous les hommes vivront unis par une fraternité sublime — Tandis que Novator parlait, se regardant entre eux, ses amis donnaient des signes de surprise. Camillus s’approchant et posant la main sur l’épaule du jeune homme : Si jamais je fus ton ami, Novator dis-moi que tu es resté fidèle à notre culte et à nos lois. — Insensés ! dit Novator, vous n’avez d’autre culte que celui des plaisirs, d’autres lois que les caprices de votre maître. — Viens, s’écria Camillus en l’entraînant ; et bientôt les deux jeunes gens eurent disparu à l’angle d’une rue voisine du Forum.

— Que signifie ceci ? dirent ceux du groupe après leur départ. Les paroles de Novator, le soupçon de Camillus… Lui, Novator ce fils des Claudius, l’espoir de sa race ; Novator à la haute intelligence, aux talents distingués ; Novator, l’aimable épicurien, aurait embrassé le parti des impies et, conspirant contre tout ce qui est sacré, s’adonnant à des pratiques infâmes, il déshonorerait son rang, sa famille et ses amis ? — Aux dieux ne plaise, amis, qu’il en soit ainsi ! Novator n’a pu s’allier aux criminels chrétiens ! — Pourquoi donc ce changement de mœurs et de langage ? Prétend-il ressusciter Diogène sous Néron ? — N’en doutez plus, il s’est fait de la secte de ces Chrétiens sanguinaires. — L’ambition égarerait à ce point Novator ! — On dit que ces chrétiens cherchent à captiver le peuple en lui promettant le partage des richesses et l’égalité des rangs. — Folies impies ! Ainsi l’avidité de quelques misérables trouble le repos de la société ! — Oui, ces sectaires poursuivent le renversement des lois et le massacre des puissants, et la plèbe insensée, abusée par eux, se soulèvera quelque jour contre nous. — Rentrons dans nos demeures, patriciens. La nuit est tombée, et les rues de Rome vont devenir des cavernes de brigands. — Néron est à Antium. — À son exemple, combien de citoyens ne s’embusquent-ils pas aux angles des carrefours pour dépouiller les passants ? — Tirant leurs épées, ils se séparèrent en disant : Donc, pas de fêtes ce soir, amis. À demain, chez la courtisane Milia.


CHAPITRE II.

Sous le portique de la maison du sénateur Claudius, Novator fut prié par un esclave de passer dans l’atelier des femmes, où ses parents l’attendaient. Dans une vaste salle, meublée d’armoires à portes de marbre, et de métiers de toute sorte, des esclaves filaient, brodaient et découpaient des étoffes précieuses. Une matrone, belle encore, aux traits purs et accentués, au regard plein d’autorité, surveillait les travaux, tandis qu’à sa gauche une jeune fille, vêtue d’une longue tunique blanche, coiffée des nattes épaisses de ses cheveux bruns, que traversait un javelot d’or, brodait un voile de pourpre. Près d’elles, sur le siége élevé que lui avait cédé la matrone, se tenait à demi couché le sénateur L. Claudius. Aussitôt qu’il aperçut Novator, — Salut, dit-il, nouvel édile curule. Et, voyant l’étonnement de son fils, — César, à ma prière, vient de te nommer édile, ajouta-t-il, afin que ton goût fastueux et délicat préside à la célébration des jeux et à l’embellissement de Rome. Tu donneras désormais ton avis dans les délibérations du sénat. Mon fils, nous irons demain rendre grâces à César. — Novator restait immobile et muet, la tête penchée sur sa poitrine. — Que signifie, reprit Claudius, cette attitude affligée ? Quel est ce costume quasi plébéien ? Depuis quelque temps ta vie contient un mystère. Ton visage ne brille plus du feu des plaisirs. Que peut désirer celui qui possède les bonnes grâces de Néron ? — La paix et la vertu, répondit le jeune homme. — Le front du sénateur se couvrit d’un nuage et son sourcil se fronça. Mon fils prétendrait il me conseiller ? demanda-t-il. — Non, mon père ; mais ces jeux impudiques et cruels me répugnent, et j’ai horreur de Néron et de ses crimes… — Claudius imposa silence à son fils par un geste terrible. Malheureux ! murmura-t-il, combien d’esclaves ont dénoncé leurs maîtres ! Puis, élevant la voix : Je suis certain que tu accepteras avec gratitude la faveur dont t’honore César. Demain nous nous présenterons devant lui ; telle est ma volonté. Et se levant, il sortit.

— Mon fils oserait-il être rebelle à l’autorité paternelle ? dit sévèrement Marcia, la matrone épouse de Claudius. Les dieux, mon fils, détourneraient de toi leur visage. — Mère, dit le jeune Romain, mon âme est pleine de tristesse. — Tu as des peines, enfant, dit la matrone dont le regard s’adoucit ; et, prenant la main de Novator, elle l’emmena dans le jardin, sur lequel donnaient les fenêtres de l’atelier.

Là, sous une allée de myrtes, qui, taillés en berceaux, s’arrondissaient au-dessus de leurs têtes, — Quels chagrins te préoccupent, mon fils ? lui dit-elle. — Inquiet, ému, il se taisait. — Tu crains Néron, n’est-ce pas ? Les angoisses de ta mère ont précédé les tiennes. Plus d’une fois, j’ai frémi à l’idée qu’en se jouant Néron pouvait faire tomber ta tête chérie. Plus d’une fois, mon cœur s’est révolté de te savoir le compagnon de plaisirs d’un parricide ; mais comment résister à Néron, ne fût ce que par le silence et la retraite ? Et lors même que le sénateur Claudius consentirait à la perte de ses honneurs, quel lieu du monde nous déroberait au pouvoir du tyran ? Résigne-toi donc, mon fils, à flatter le tigre, afin de n’en être pas dévoré.

— Mère, le pouvoir de Néron est tout dans la bassesse des Romains. Est-il bien à moi d’augmenter ce pouvoir ? — Veux-tu te sacrifier ? dit Marcia. — Ce n’est pas précisément Néron qui m’inquiète, ma mère. — Aurais-tu quelque querelle ? — Non. D’ailleurs est-il encore de loyaux ennemis ? Si j’avais offensé quelqu’un, le soir, dans un carrefour désert ; je tomberais sous les coups de gladiateurs apostés ; mais il n’existe, que je sache, aucune haine contre moi. — Délia t’aurait-elle affligé ? — Délia, aussi bonne que jolie, m’aime toujours. — Quel est donc, ô mon fils, le secret qui te pèse ? Sénèque, le tuteur de ta fiancée, t’aurait-il retiré sa confiance ? — Sénèque a pour moi plus de bontés que je ne lui peux donner d’estime. — Aurais-tu donc, malheureux enfant, offensé les dieux ? J’ai péché contre la loi de Dieu, ma mère ; mais n’ai pas commis de fautes irréparables, et celles que j’ai faites, ma vie sera consacrée dorénavant à les effacer. Ô ma mère, c’est dans ses affections que ma vie est troublée ; c’est à ma famille que se rapportent mes douleurs. — Parle, quel danger nous menace ? — Pourrais-tu ne plus aimer ton fils ? — Jamais ! s’écria Marcia. — Ma mère, je suis chrétien !

Un cri terrible sortit du sein de la mère payenne ; et, foudroyée par cette révélation, elle chancela. Repoussant l’appui de son fils, elle se retint à un autel de marbre blanc, dédié à Junon, qui terminait l’allée des myrtes ; puis, fléchissant les genoux devant l’image de la déesse, et joignant les mains : Oh ! Junon, épouse du maître des dieux, protectrice de la famille, puissante divinité, entends la voix d’une mère désolée. Mon fils, l’orgueil de ma maison, le rejeton de notre race, est un traître et un parjure. Puissante Junon, détourne de sa tête coupable la colère des dieux et celle de son père. Éloigne les Furies qui ont troublé sa raison ! — Mère, disait Novator, ne conjure pas cette idole ; écoute la vérité… — Loin de moi, blasphémateur ! reprit elle, loin de moi ! Que ta présence impie ne souille plus le toit domestique. Va répandre ailleurs les poisons de ta bouche. Fuis le courroux paternel. — Il répétait : Ma mère, apaisez votre colère, écoutez-moi. — Mais elle le repoussait avec des imprécations. Tout à coup, le saisissant par la main, elle l’entraîna d’un pas rapide en divers lieux du jardin. Vois, lui dit-elle, voici l’autel de l’hymen et celui de la naissance. Là encore, celui de la fortune domestique et la statue de ton aïeul. Témoins et protecteurs de la vie de famille, les dieux ont préservé tes jours des maux qui menacent l’homme. Tu as grandi au milieu des signes sacrés du culte de tes pères. À ces statues pendent encore les offrandes dont autrefois ta piété naïve les orna. Tu ne peux faire un pas dans ces lieux sans que les souvenirs de ton enfance te reprochent ta trahison. L’amour de la famille, l’obéissance aux lois, le respect des dieux, tout est là ! Et le cœur de ta mère que tu déchires ; et la vengeance de ton père suspendue sur ta tête ; et l’opprobre public qui t’attend !… Malheureux ! est-il une loi plus forte que ces lois ? Est-il un intérêt capable de balancer en ton cœur ceux que tu trahis ? — Ô ma mère, disait Novator, tu me fais chèrement expier tes dons. Le repos de ma vie n’est plus. — Reviens à la raison, reprit-elle ; déteste ton crime, implore le pardon des dieux… Et, le sollicitant de toute son énergie, elle s’efforçait de l’attirer à genoux près d’elle sur le marbre d’un autel. Il résistait.

Depuis quelques instants, des rumeurs sinistres qu’ils n’entendaient pas, s’élevaient autour d’eux. Elles grossirent ; elles se rapprochèrent. Des jets de flamme paraissent dans les airs ; des clameurs éclatent, et la jeune sœur de Novator, suivie des esclaves, se précipite dans le jardin, à l’instant même où déjà la flamme se tord sur le toit de la maison. Fuyons ! s’écriait-on de toutes parts. Novator entraîne sa mère et sa sœur. Sur le seuil de la maison, L. Claudius, entouré d’esclaves chargés d’objets précieux, les appelait à lui.

Ils se mirent en marche, retardés souvent par la rencontre de l’incendie. Rome sur un grand nombre de points brûlait. Le cirque et ses environs, ou les boutiques pleines de matières inflammables avaient secondé l’ardeur du feu, n’étaient plus qu’un brasier d’où partaient, poussés par le vent, des brandons enflammés qui s’allaient abattre sur les maisons, bâties en bois pour la plupart. On n’entendait de tous côtés que les cris déchirants de la détresse et du désespoir. Çà et là couraient des hommes chargés de fardeaux, des femmes échevelées cherchant leurs enfants. On transportait des malades qui gémissaient, des blessés à demi écrasés ou brûlés, et tous ces gens se heurtaient, s’opposaient, se renversaient, incertains de leur route, aveuglés par la crainte, souvent arrêtés par le feu là où ils croyaient trouver une