Aller au contenu

Page:Leroux - Revue sociale - volume 3 1845-46.djvu/560

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’émancipation de la raison et la souveraineté du peuple. Ils les ont défendus avec plus de logique et plus de courage que Luther, et en ont déduit les conséquences avec un radicalisme que la Révolution française, dans sa grande phase, à seule égalé.

En fait, les dogmes que les hussites ont attaqué pèsent encore sur le monde. Le droit divin, qui n’est plus aujourd’hui que le droit de la force, enveloppe la société dans ses mille formes matérielles. Comme au temps de Constantin, l’église et César marchent d’accord ; de plus, l’église, maintenant, n’a pas qu’un César pour la défendre ; elle en a dix, depuis le César de Moscou jusqu’au demi-César de l’église. En apparence, donc, l’esprit des hussites paraît vaincu ; partout les peuples sont domptés, les nationalités violées ; partout les faibles sont la proie des forts, et la liberté semble prête à descendre dans la grande nuit.

Qui donc nous pousse, au moment où le droit paraît vaincu dans le présent, à raconter ses défaites dans le passé ? Un sentiment bien simple, et qui nous a été inspiré par la lecture attentive des guerres sociales, c’est que dans de semblables luttes, celui qui est définitivement vaincu, ce n’est point celui qui succombe et meurt, mais qu’au contraire la défaite naît de la victoire. À mesure que les hommes tombent, l’idée grandit. La première révolte de l’esclave n’est qu’un acte de force matérielle, un fait pur et simple ; mais, de révolte en révolte, le fait produit le droit, le droit légal d’abord, d’où sort à son tour l’idée de plus en plus claire et impérieuse du droit absolu. L’esclave s’insurge au nom de la force, le plébéien au nom de la loi, le chrétien du moyen âge au nom de la Bible et des livres sacrés, et l’homme moderne, enfin, au nom de l’éternelle et immuable justice.

EUGÈNE MARON.


NOVATOR.
Suite et fin'

'[1].

CHAPITRE IV.

Dans un boudoir aux murs peints d’éclatantes couleurs, au pavé de mosaïques, orné de meubles précieux, deux jeunes filles étaient assises sur un divan. L’une, brune italienne, était Myrtis, la sœur de Novator ; l’autre, vêtue d’une tunique blanche et chaussée de brodequins de pourpre, remarquable par l’éclat de son teint, qui s’harmoniait délicieusement avec ses yeux bleus et les reflets d’or de sa belle chevelure, les bras ornés de bracelets de diamants, était Délia, pupille de Sénèque et fiancée de Novator. Autour du cou délicat de la jeune Romaine, collier vivant, une couleuvre familière enroulait ses anneaux d’or et d’azur.

Dans le boudoir de cette jeune fille, étaient réunis, tributs du monde entier, la pourpre, l’or, le marbre, les bois précieux, les étoffes superbes, les bijoux et mille ouvrages de l’art. Tout le sang, les larmes et les souffrances qu’avaient coûtés ces richesses des peuples conquis, elle ne le savait ou n’y pensait pas.

— Se pourrait-il qu’il fût chrétien ? disait-elle à sa compagne. Mais pour quel autre crime eût-il été chassé du toit paternel ?

— Je n’ai que des soupçons, dit Myrtis, des soupçons que m’ont inspirés le violent courroux de mon père et la douleur de ma mère. Celle-ci est à cette heure dans les temples des dieux, réunie aux dames romaines qui, à l’occasion de l’incendie, célèbrent des mystères pour se rendre les dieux favorables. Depuis l’entretien qu’elle eut avec Novator le soir même de l’embrasement, ma mère n’a point cessé de pleurer et d’embrasser les genoux de sa déesse. Mais le mot véritable de tout ceci est encore un mystère.

— Novator serait chrétien ! Il aurait embrassé l’erreur impie de cette secte sanguinaire !

— On dit (j’en frémis !) qu’attirant à leurs mystères de tendres enfants, ils les égorgent sur leurs autels et s’abreuvent de leur sang !

— Écoute, Myrtis ; j’aime Novator et veux à tout prix éclaircir mes soupçons. Si tu as quelque courage, si l’amour parle à ton cœur comme au mien, ce soir même,…… nous saurons le secret de sa conduite.

— Ne doute pas de moi, dit Myrtis ; que faut-il faire ?

— Je l’ai fait observer et sais que tous les soirs, il sort de chez Camillus vers la septième heure. Vêtues d’habits plébéiens et suivies par Arnus, le plus brave et le plus dévoué de mes gladiateurs, nous irons près de la maison de Camillus attendre la sortie de Novator, et nous suivrons ses pas.

— Seules, à pied, nous irons dans ce repaire ! s’écria Myrtis.

— Tu m’assurais à l’instant de ton courage. Novator souffrirait-il qu’on nous outrageât ? La bande de Néron, depuis l’incendie, ne parcourt plus Rome…

— Je te suivrai, dit Myrtis. Et si Novator est coupable ?…

— J’essaierai sur lui le pouvoir d’une amante.

— Bonne Délia ! j’espère en toi ; mais, hélas ! il est bien puissant le sentiment qui a fait braver à Novator, ce fils dévoué, l’autorité paternelle et rompre des liens que, plus que tout autre, il chérissait. De vives craintes ont encore augmenté le ressentiment de mon père et l’ont décidé à séparer violemment son sort de celui de son fils : Néron est irrité contre Novator et poursuit les Chrétiens.

Les jeunes Romaines s’entretinrent ainsi de chagrins et d’espérances jusqu’à la deuxième heure de la nuit. Se confiant alors aux soins d’une esclave fidèle, elles revêtirent la grossière tunique des plébéiennes, jetèrent sur leur tête un voile épais, et, passant dans leur ceinture un poignard, se recommandant à leur déesse, elles s’évadèrent par une porte secrète, se firent porter en litière jusqu’à l’enceinte de Rome, et là, mettant pied à terre, et suivies seulement d’Arnus, elles allèrent tremblantes se poster près de la maison de Camillus, dans un des quartiers respectés par l’incendie.

Elles étaient là depuis un quart d’heure à peine, quand Novator sortit. Il était seul ; elles le suivirent à quelque distance. Il s’engagea dans les ruines de ce qui avait été le quartier le plus obscur et le plus pauvre de l’ancienne Rome ; et, s’arrêtant devant une masure dont les murs extérieurs, ouverts par le feu, élevaient dans l’air des pans irréguliers noircis et dégradés, il poussa une porte intérieure, qui laissa passer une faible lueur ; puis il disparut.

Haletantes, craintives, Myrtis et Délia s’arrêtèrent. Puisant enfin du courage dans l’affection qui les animait, elles poussèrent la porte d’une main tremblante et franchirent le seuil.

Dans une salle nue, éclairée par de rares flambeaux, deux ou trois cents personnes étaient agenouillées. Au fond, debout sur une estrade, un vieillard à cheveux blancs lisait à haute voix ces paroles :

« Considérez, mes frères, ceux que Dieu a appelés parmi vous : il n’y en a pas beaucoup de sages selon la chair ; il n’y en a pas beaucoup de puissants et d’élevés en dignités ; il n’y en a pas beaucoup de nobles.

» Mais Dieu a choisi ceux qui semblent sans esprit dans le monde, afin de confondre les puissances.

» Et il s’est servi de ceux qui étaient vifs et méprisables dans le monde, et de ceux qui n’étaient rien, pour détruire ce qui était grand et illustre devant le monde.

» Or le Seigneur est l’esprit, et là où est le Seigneur est la liberté.

» Nous sommes pressés de toutes parts, mais non pas opprimés ; nous sommes dans la peine, mais non pas dans le désespoir.

» Nous sommes persécutés, mais non pas abandonnés ; nous sommes abattus, mais non pas perdus.

» Car pendant toute notre vie, nous ne cessons d’être exposés à la mort par Jésus, afin que la vie de Jésus paraisse aussi dans notre chair mortelle.

» C’est pourquoi nous ne perdons point courage ; et, bien que notre homme extérieur se consume, néanmoins l’homme intérieur se renouvelle de jour en jour ;

» À cause que nous ne considérons point les choses visibles, mais les invisibles : car celles que nous voyons sont passagères ; mais celles que nous ne voyons pas sont éternelles[2]. »

Le vieillard ayant fini cette lecture, l’assemblée se leva et s’assit autour d’une table sur laquelle étaient posés des gâteaux de froment et des amphores. Chacun rompit un morceau, et la coupe passa de main en main. Pendant ce repas, plein de recueillement, le vieillard élevant de nouveau la voix, prononça ce discours :

« Frères, la vie commune est obligatoire pour tous les hommes, et premièrement pour tous ceux qui veu ent servir Dieu d’une manière irréprochable, et imiter l’exemple des apôtres et de leurs disciples[3].

» L’usage de toutes les choses qui sont en ce monde est commun à tous les hommes ; c’est l’iniquité qui a fait dire à l’un : Ceci est à moi ; et à l’autre : Cela m’appartient. De là est venue la discorde entre les hommes[4].

» Les uns regorgent de richesses ennemies et se remplissent de nourriture jusqu’à éprouver des nausées ; les autres, pressés par la faim et la disette, sont livrés à toutes les horreurs de la misère. Ô étrange inégalité de conditions entre des hommes que la nature a rendus tous égaux ! Ce renversement de choses, ce désordre n’a d’autre source que l’avarice[5].

» La nature fournit en commun tous les biens à tous les hommes. Dieu en effet a créé toutes choses afin que la jouissance en fût commune à tous et que la terre devînt la possession commune de tous. La nature a donc engendré le droit de communauté, et c’est l’usurpation qui a produit le droit de propriété[6].

» Ce n’est pas assez de ne pas ravir le bien d’autrui ; en vain ceux-là se croient innocents, qui s’approprient à eux seuls les biens que Dieu a rendus communs. Lorsque nous donnons de quoi subsister à ceux qui sont dans la nécessité, nous ne leur donnons pas ce qui est à nous ; mais nous leur donnons ce qui est à eux. Ce n’est pas tant une œuvre de miséricorde que nous faisons qu’une dette que nous payons[7].

« Qu’y a-t-il d’injuste dans ma conduite, dis-tu, riche, si, respectant le bien d’autrui, je conserve avec soin mes propriétés personnelles ? » Ô impudente parole ! Quelles sont ces propriétés dont tu parles ? D’où tiens-tu les choses que tu possèdes en ce monde ? Quand tu apparus au jour, quelles richesses as-tu apportées avec toi ? La

  1. Voir la livraison précédente.
  2. Extraits des épîtres de saint Paul.
  3. Sauf l’anachronisme, citations exactes des pères de l’église.
  4. Saint Clément, Actes des conciles.
  5. Astérius.
  6. Saint-Ambroise, Sermon 64, chap· 16.
  7. Saint Grégoire-le-Grand.