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L’ILLUSTRATION

avez, vous-même, de vos propres mains, ouvert, cette nuit, cette fenêtre !… ainsi, du reste, que vous la lui avez ouverte déjà maintes fois ! Alors que chacun ici faisait son devoir et veillait à ce que personne au monde ne pût pénétrer de nuit dans une maison où reposait le général Trébassof, gouverneur de Moscou, condamné à mort par le comité central révolutionnaire réuni à Presnia, voilà ce que vous faisiez, vous ; vous introduisiez l’ennemi dans la place.

— Réponds, Natacha, réponds si, oui ou non, tu as introduit dans cette maison quelqu’un la nuit.

— Père, c’est vrai !

Féodor, comme un lion, rugit :

— Son nom ?

— Monsieur vous le dira lui-même, fit Natacha, d’une voix que la terreur maintenant rendait rauque, et elle désignait Koupriane. Pourquoi ne vous dit-il pas lui-même le nom de cet homme. Il le connaît puisqu’il l’a fait tuer !

— Et si cet homme n’était pas mort, reprit Féodor qui, visiblement, se domptait, ai cet homme, que tu faisais entrer, la nuit, chez moi, avait réussi à s’échapper comme tu sembles l’espérer, nous dirais-tu son nom ?

— Je ne le pourrais pas, père !

— Et si je t’en priais ?

Natacha secoua farouchement la tête.

— Et si je te l’ordonnais ?

— Vous pourriez me tuer, père, mais je ne prononcerais pas ce nom-là !

— Malheureuse !

Et il leva son bâton sur elle. Ainsi Ivan le Terrible avait tué son fils d’un coup d’épieu. Mais Natacha, au lieu de courber la tête sous le coup qui la menaçait, s’était retournée vers Koupriane et lui jetait avec l’accent du triomphe :

— Il n’est pas mort !… Si tu avais réussi à le prendre, mort ou vivant, tu aurais déjà dit son nom.

Koupriane fit deux pas vers elle, lui mit la main à l’épaule et dit :

Michel Nikolaïevitch !

— Michel Korsakof ! s’écria le général.

Matrena Pétrovna, comme soulevée par cette révélation, se redressa pour répéter :

— Michel Korsakof !

Le général qui ne pouvait en croire ses oreilles allait protester, quand il aperçut sa fille qui défaillait et tentait de fuir vers sa chambre. Il l’arrêta d’un geste terrible :

— Natacha ! Tu vas nous dire ce que Michel Korsakof venait faire la nuit, ici !…

— Féodor Féodorovitch, il venait t’empoisonner !…

C’était Matrena qui parlait maintenant et que rien n’aurait pu faire taire, car elle voyait dans la fuite de Natacha le plus sinistre aveu. Comme une furie vengeresse, elle raconta avec des cris, avec des terreurs qu’elle ressentait encore comme si, encore, s’allongeait devant elle la main armée du poison, la main mystérieuse, au-dessus du chevet du cher malade, du cher affreux tyran… elle raconta la nuit précédente et toutes ses affres… et sur ses lèvres, bavardes et glapissantes, cette lugubre évocation prenait un relief saisissant. Enfin, elle dit tout ce qu’ils avaient fait, elle et le petit Français, pour ne se point trahir devant l’autre, pour prendre enfin au piège celui qui, depuis tant de jours et tant de nuits, sans qu’on pût le surprendre, tournait autour de la mort de Féodor Féodorovitch. En terminant, elle montra Rouletabille à Féodor et cria : « Voilà celui qui t’a sauvé ! »

Natacha, en entendant ce tragique récit, se retint à plusieurs reprises pour ne point l’interrompre… et Rouletabille, qui la regardait, voyait qu’elle faisait pour arriver à cela des efforts surhumains. Toute l’horreur de ce qui semblait être pour elle comme pour Féodor une révélation du crime de Michel ne l’abattit point, mais parut, au contraire,