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Page:Leroux - Rouletabille chez le Tsar.djvu/12

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L’ILLUSTRATION

La générale sourit et lui donna une solide poignée de main en le priant de s’asseoir :

— Vous avez vu Sa Majesté ?

— J’en sors, madame. C’est à la générale Trébassof que j’ai l’honneur de parler ?

— Elle-même. Et c’est à monsieur ?

— Joseph Rouletabille lui-même, madame, je n’ajoute pas : pour vous servir, car je n’en sais rien encore. C’est ce que je disais, tout à l’heure, à Sa Majesté : vos histoires de nihilistes, moi, ça ne me regarde pas, n’est-ce pas ?…

— Alors ? interrogea la générale, assez amusée du ton que prenait la conversation et de l’air un peu ahuri de Rouletabille.

— Alors, voilà ! moi, j’suis reporter, s’pas ? C’est ce que j’ai d’abord dit à mon directeur à Paris… j’ai pas à prendre parti dans des affaires de révolution qui ne regardent pas ma patrie. À quoi mon directeur m’a répondu : « Il ne s’agit pas de prendre parti. Il s’agit d’aller en Russie faire une enquête sur la situation des partis. Vous commencerez par interviewer l’empereur. » Je lui ai dit : « Comme ça, ça va ! » et j’ai pris le train.

— Et vous avez interviewé l’empereur ?

— Oui, ça n’a pas été difficile. Je comptais arriver directement à Pétersbourg, expliqua-t-il ; mais, après Gatchina, le train s’arrêta et le grand maréchal de la cour vint à moi et me pria de le suivre. C’était rien flatteur ! Vingt minutes plus tard, j’étais à Tsarskoïe-Selo, devant Sa Majesté… Elle m’attendait ; j’ai bien compris tout de suite que c’était évidemment pour une affaire qui n’était pas ordinaire…

— Et que vous a-t-elle dit, Sa Majesté ?

— C’est un bien brave homme de Majesté. Il m’a rassuré tout de suite quand je lui eus fais part de mes scrupules. Il m’a dit qu’il ne s’agissait pas de faire de la politique, mais de sauver son plus fidèle serviteur, qui était sur le point d’être victime du plus étrange drame de famille qui se pût concevoir…

La générale s’était levée, toute pâle.

— Ah ! fit-elle, simplement…

Et Rouletabille, à qui rien n’échappait, vit sa main trembler sur le dossier de sa chaise.

Il continua, n’ayant point l’air de prendre garde à l’émotion de la générale :

— Sa Majesté a ajouté textuellement : « C’est moi qui vous le demande, moi et la générale Trébassof. Allez, monsieur, elle vous attend !… »

Alors, Rouletabille se tut, attendant que la générale parlât à son tour.

Elle s’y décida, après une courte réflexion.

— Vous avez vu Koupriane ? demanda-t-elle.

— Le grand maître de la police ? Oui… Le grand maréchal m’avait réaccompagné à la gare de Tsarskoïe-Selo ; le grand maître de la police m’attendait à celle de Pétersbourg. On n’est pas mieux reçu !

— Monsieur Rouletabille, fit Matrena qui s’efforçait visiblement de reconquérir tout son sang-froid, je ne suis pas de l’avis de Koupriane et… je ne suis pas (ici elle baissa la voix qui tremblait) de l’avis de Sa Majesté !… j’aime mieux vous avertir tout de suite… pour que vous n’ayez pas à regretter d’intervenir dans une affaire où il y a… des risques… des risques terribles à courir… Non ! il n’y a pas ici de drame de famille… La famille ici est toute petite, toute petite… le général, sa fille, Natacha, qu’il a eue d’un premier mariage, et moi… Il ne peut pas y avoir de drame de famille entre nous trois… Il y a tout simplement mon mari, monsieur, qui a fait son devoir de soldat en défendant le trône de Sa Majesté… mon mari que l’on veut m’assassiner… Il n’y a pas autre chose… pas autre chose, mon cher petit hôte…

Et, pour cacher sa détresse, elle se prit à découper une belle tranche de veau aux carottes dans sa gelée.

— Vous n’avez pas mangé, vous avez faim, c’est abominable, mon cher petit monsieur… Voyez-vous, vous allez dîner avec nous et puis… vous nous direz adieu… oui… vous me laisserez toute seule… J’essaierai de le sauver toute seule… bien sûr… j’essaierai…

Et une larme coula dans le veau aux carottes. Rouletabille, qui sentait que