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ROULETABILLE CHEZ LE TSAR

d’une petite canne. Il allait, venait, avec une sorte de gaieté maladive et furieuse :

Ils ne m’auront pas, les c… ! ils ne m’auront pas ! En voilà un (il pensait à Michel Nikolaïevitch) qui me voyait tous les jours, qui était là pour ça !… Eh bien, je vous demande où il est maintenant ! Et moi, je suis toujours là ! oui… oui… d’attaque !… toujours là !… Bon œil et je commence à avoir bon pied ! Ah ! on verra !… Tenez ! je me rappelle… quand j’étais à Tiflis… il y a eu une insurrection dans le Caucase… on s’est battu. Plusieurs fois, j’ai été littéralement passé par les armes ! Autour de moi, mes camarades tombaient comme des mouches ! Moi, rien ! pas ça !… Et allez donc !… ils ne m’auront pas ! ils ne m’auront pas !… Vous savez qu’ils doivent maintenant venir à moi comme des bombes vivantes ! Oui, ils ont encore trouvé celle-là… Je ne puis plus serrer la main d’un ami sans craindre de le voir exploser !… Comment « la » trouvez-vous ? Mais ils ne m’auront pas !… Allons, buvons à ma santé ! Un petit verre de votka pour nous mettre en appétit !… Vous voyez, jeune homme, nous allons prendre les zakouskis ici… Quel panorama merveilleux ! On domine tout d’ici !… Si l’ennemi vient, ajouta-t-il, avec un gros rire singulier, on ne manquera pas de le découvrir !

En effet, le kiosque s’élevait au-dessus du jardin et il était isolé, ne s’appuyant à aucun mur. Et il était à claire-voie. Son toit ne laissait tomber aucune branche de feuillage. Aucun arbre ne masquait la vue. Sur la table champêtre de bois grossier on avait étendu une courte nappe que couvraient déjà les zakouskis. C’était un dîner servi en plein ciel. Une assiette et un verre dans l’azur. Le temps était d’une douceur charmante. Et, comme le général était gai, le repas aurait pu s’annoncer des plus agréables si Rouletabille ne s’était aperçu déjà que Matrena Pétrovna et Natacha étaient lugubres. Et même le reporter ne tarda pas à constater que toute la jovialité du général était un peu excessive pour n’être point forcée. On eût dit que Féodor Féodorovitch parlait pour s’étourdir, pour ne point penser. Ce dont il était, du reste, fort excusable, après le drame inouï de l’autre nuit. Rouletabille remarqua encore que le général ne regardait jamais sa fille, même en lui parlant. Il y avait entre eux un trop formidable mystère pour que cette gêne n’allât point, chaque jour, en s’accentuant ; et Rouletabille, involontairement, secoua la tête, très triste à son tour. Ce mouvement fut surpris par Matrena Pétrovna qui lui serra la main en silence.

— Eh bien, fit le général, eh bien, mes enfants, et cette votka ? Où est-elle ?

De fait, parmi toutes les bouteilles qui garnissaient la table aux zakouskis, le général cherchait en vain le flacon de votka. Et comment dîner si on ne s’était pas préparé à cet acte important par l’absorption rapide de deux ou trois petits verres d’eau-de-vie blanche, entre deux ou trois tartines de caviar ?

— Ermolaï l’aura oublié dans la cave aux liqueurs, fit Matrena.

La cave aux liqueurs était dans la salle à manger. Elle se disposait déjà à l’aller chercher, quand Natacha descendit rapidement le petit escalier en criant :

— Reste ici, mama, j’y vais.

— Mais ne vous dérangez donc pas, je sais où c’est, s’écria Rouletabille.

Et il s’était déjà élancé derrière Natacha. Celle-ci n’avait pas suspendu sa course. Les deux jeunes gens arrivèrent en même temps dans la salle à manger. Ils étaient seuls. C’est bien ce qu’avait prévu Rouletabille. Là, il arrêta Natacha et, se plaçant bien en face d’elle :

— Pourquoi, mademoiselle, ne m’avez-vous pas répondu plus tôt ?

— Parce que je ne veux avoir aucun entretien avec vous !…

— S’il en était ainsi, vous ne seriez pas venue jusqu’ici où vous étiez sûre que je vous rejoindrais.

Elle hésita, dans un émoi incompréhensible pour tout autre peut-être que Rouletabille.

— Eh bien oui !… j’ai voulu pouvoir vous dire : ne m’écrivez plus ! ne me parlez plus ! ne me voyez plus ! Partez, monsieur, partez !… Il y va de votre vie ! et si vous avez deviné quelque chose, oubliez-le ! Ah ! sur la tête de votre mère, oubliez-le ou vous êtes perdu ! Voilà ce que je voulais vous dire… et maintenant : allez-vous-en !

Elle lui prit la main dans un véritable mouvement de sympathie, qu’elle sembla regretter aussitôt…