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ROULETABILLE CHEZ LE TSAR

Ils étaient au centre d’un capharnaüm peu ordinaire. Au plafond, entre des herbes sèches qui pendaient, il y avait des guirlandes de vieilles bottes en cuir gras, des peaux raidies, de vieilles casseroles, de la ferraille, puis des peaux de mouton, des touloupes inutilisables, et, par terre, toute une friperie de vieux habits, de blouses hors d’usage, de fourrures chauves, de peaux de mouton dont n’aurait pas voulu un moujick des marécages. Çà et là des détritus de dentelles, de chiffons, de chapeaux de femmes, et puis d’étranges herbes dans des bocaux rangés sur de plus étranges meubles boiteux, chancelants, fourbus depuis des siècles ; un comptoir où s’étalait, entre une paire de balances et un abaque à gros graine de bois pour aider à faire les comptes de ce singulier commerce, des icones dédorées, des croix d’argent oxydé, des peintures byzantines représentant des scènes du Vieux et du Nouveau Testament ; et encore des flacons emplis d’alcool où semblaient nager des squelettes de grenouilles. Enfin, dans un coin de la vaste pièce sombre, sous une voûte de pierre moussue, il y avait un petit autel où brûlait, devant les saintes images, un lumignon dans un verre d’huile… et, devant l’autel, un homme priait. Il portait le vieux costume russe, le caftan de drap vert fermé d’un bouton près de l’épaule, serré à la taille par une étroite ceinture. Il avait une barbe touffue et de longs cheveux qui lui tombaient sur les épaules. Quand il eut fini sa prière il se releva, aperçut Rouletabille et vint lui serrer la main. Il lui dit en français :

— Tiens, te voilà encore, petit. M’apportes-tu encore du poison, aujourd’hui ? Tu verras que ça finira par se savoir, et que la police…

À ce moment, il distingua dans la pénombre Koupriane, s’avança jusque sous son nez, le reconnut et tomba à genoux… Rouletabille voulait le relever, mais il continuait de se prosterner… Il était persuadé que le grand maître de la police venait chez lui pour le faire pendre. Enfin, il se rassura devant les bonnes paroles de Rouletabille et le rire de Koupriane. Le maître de la police voulut savoir comment le jeune homme connaissait le rebouteux des gardavoïs. En quelques mots Rouletabille le mit au courant.

Maître Alexis, au temps de sa jeunesse, était venu en France à pied, pour faire ses études en pharmacie, car il se sentait un singulier goût pour la chimie. Mais il était resté très paysan, très Petit Russien, très ours d’Orient, et la science officielle ne fut pas son fait. Il prit quelques inscriptions, mais ne parvint jamais à passer ses examens. Et, jusqu’à cinquante ans passés, il vécut misérablement comme aide-pharmacien, au fond d’une louche officine du quartier Notre-Dame. Le patron de cette officine fut compromis dans la fameuse affaire des lingots d’or, qui commença la réputation de Rouletabille, et envoyé au dépôt avec son garçon Alexis. C’est Rouletabille qui put prouver, clair comme le jour, que le pauvre Alexis était innocent et qu’il avait toujours ignoré las crapuleries de son maître, se bornant, au fond de son laboratoire, à se livrer à une naïve alchimie qui avait cessé de compromettre son monde depuis le moyen âge. Au procès, Alexis fut acquitté, mais se trouva sur le pavé. Il pleura ce qui lui restait de larmes dans le gilet du reporter, lui promettant le paradis s’il le faisait rapatrier, car il ne désirait plus qu’une chose, maintenant : revoir son cher pays, avant de mourir. Rouletabille fit les démarches nécessaires et Alexis fut expédié à Saint-Pétersbourg. Là, il fut ramassé au bout de deux jours par les gardavoïs, dans quelque rafle, et jeté en prison, où il trouva immédiatement l’occasion de faire montre de ses talents. Il guérit quelques compagnons de misère et même ses gardiens. Un gardavoï, qui avait une plaie à la jambe, dont il n’espérait plus se débarrasser, fut guéri à son tour. Au fond, on n’avait rien à lui reprocher, au père Alexis. On le lâcha et mieux on le remercia. On lui procura un petit emploi dans le Stchoukine-dvor, prodigieux bazar populaire qui correspondrait, là-bas, à notre « Temple », si nous avions encore « le Temple ». Il économisa quelques roubles et vint s’installer à son compte au fond d’une cour d’Aptiekarski-pereoulok où il entassa un tas de vieilleries dont on ne voulait même plus au Stchoukine-dvor. Mais il était heureux, car, derrière son magasin, il avait installé un petit laboratoire où il continuait pour son plaisir ses expériences d’alchimie et son étude des plantes. C’est qu’il se proposait d’écrire un livre dont il avait parlé déjà en France à Rouletabille, pour prouver la vérité du « Traitement empirique des simples, de la