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L’ILLUSTRATION

— Non ! non ! ça n’est pas la même chose… appuya la dame en soie noire aux brillants bijoux et au menton flasque, nous parlons à un ami en dînant… en dînant… à un ami qui n’est pas de la police… Nous ne dénonçons personne…

— Il faut vous dire… mais asseyez-vous donc, insista encore Gounsovski en allumant son cigare… soyez raisonnable ! Ils viennent de l’empoisonner… ils vont prendre déjà le temps de respirer avant de tenter autre chose !… Et puis, ce poison me fait penser qu’après tout ils ont peut-être renoncé aux bombes vivantes ! Et puis, n’est-ce pas ? ce qui est écrit est écrit…

— Oui, oui, approuva la grasse dame, la police n’a jamais empêché ce qui doit arriver. Mais parlons de ce Priemkof, entre nous, n’est-ce pas ! entre nous.

— Oui, il faut vous dire donc, ricana mollement Gounsovski, qu’il vaut mieux ne point faire savoir à Koupriane que vous tenez le renseignement de moi. Car, alors, comprenez-moi bien, il ne vous croirait pas ! ou plutôt il ne me croirait pas… Voilà pourquoi nous prenons des précautions en dînant, en fumant un cigare… nous parlons de choses et d’autres et vous faites, vous, de nos paroles, ce que vous voulez !… Mais, pour leur garder leur valeur, je le répète, il est nécessaire, tout à fait nécessaire que vous en taisiez l’origine ! (Disant cela Gounsovski, à travers ses lunettes, brûle de son regard Rouletabille, et c’est la première fois que le reporter voit bien ce regard-là. Jamais il ne lui eût soupçonné un pareil feu)… Priemkof, continue à voix basse Gounsovski en toussotant et en crachotant dans son mouchoir à carreaux de couleur, a été employé chez moi et nous nous sommes quittés dans de mauvais termes, il faut le dire, par sa faute. Alors, il a obtenu la confiance de Koupriane en disant pis que pendre de nous, mon cher petit monsieur.

— Oh ! tout ce qu’il a pu dire… des histoires de concierge ! mon cher petit monsieur ! répéta la grasse dame qui roulait de gros yeux noirs furieux magnifiques. Des histoires dont on a fait justice à la cour, bien certainement… Mme  Daquin, la femme du premier cuisinier de Sa Majesté, que vous connaissez certainement, et le neveu de la seconde dame d’honneur de l’impératrice, qui est très bien avec sa tante, nous l’ont répété. Des histoires de concierge, qui auraient pu nous nuire et qui n’ont produit aucun effet dans l’esprit de Sa Majesté pour qui nous donnerions notre vie, sur le Christ !… Eh bien ! vous comprenez donc que vous viendriez dire maintenant à Koupriane : « Gaspadine Gounsovski m’a dit du mal de Priemkof ! » qu’il ne voudrait pas en entendre davantage. Or, Priemkof est dans l’affaire des bombes vivantes… c’est tout ce que je puis vous dire. Du moins il y était quand il n’était pas encore question du poison. Cette affaire de poison est bien étonnante, entre nous. Elle n’a pas l’air de venir du dehors, tandis que l’affaire des « bombes vivantes », elle, doit ou devait venir du dehors, comme j’ai le plaisir de vous le dire. Et Priemkof en est !

— Oui, oui, approuva encore Mme  Gounsovski, il est obligé d’en être ! On a raconté sur lui aussi des histoires de concierge. Tout le monde peut raconter aussi bien que lui des histoires de concierge, et ce n’est pas difficile. Il est obligé de donner des gages, de marcher avec toute la clique d’Annouchka.

— Koupriane, ce cher Koupriane, interrompit Gounsovski légèrement troublé en entendant sa femme prononcer le nom d’Annouchka, Koupriane devrait comprendre que, cette fois, il faut, pour Priemkof, que l’affaire réussisse ou Priemkof est « brûlé » définitivement !

— Priemkof s’en rend compte ! reprit la dame en remplissant les verres, mais Koupriane ne le sait pas ; c’est tout ce que nous pouvons vous dire ! Est-ce assez ? Le reste donc est de l’histoire de concierge !…

Oui, oui, c’était assez pour Rouletabille ; Rouletabille en avait assez ! Ah ! ces histoires de concierge et de bombes vivantes !… Ces potins, ces racontars susurrés dans ce décor de petits bourgeois de province, ces combinaisons politico-policières dont seul le côté grotesque apparaissait, tandis que le côté terrible, le côté Sibérie, prison, cachots, pendaison, disparition, bagne, exil et mort et martyre, restait si jalousement caché qu’on n’en parlait jamais ! Tout cela, tout cela était le comble de l’hor-