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Page:Leroux - Rouletabille chez le Tsar.djvu/160

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L’ILLUSTRATION

On lui fit gravir quelques marches et il sentit qu’il pénétrait dans l’atmosphère étouffante d’une salle close. On lui enleva son bandeau. Il était dans une pièce d’aspect sinistre où se tenait une assez nombreuse compagnie.

Entre ces murs blêmes et nus, ils étaient bien là une trentaine de jeunes gens dont quelques-uns paraissaient aussi jeunes que Rouletabille, avec des yeux bleus candides et un teint pâle. D’autres, plus âgés, avaient des types de christs, non point des christs animés d’Occident, mais tels qu’on les voit peints sur les panneaux de l’école byzantine et qu’on les trouve enchâssés dans les icônes aux ciselures d’argent et d’or. Leurs longs cheveux, séparés par une raie médiane, leur tombaient en un flot bouclé et doré sur les épaules. Les uns étaient appuyés contre la muraille, debout, immobiles. D’autres étaient assis par terre, les jambes croisées. La plupart étaient vêtus de paletots, achetés d’occasion dans les bazars. Mais il y avait aussi des hommes de la campagne, avec leurs peaux de bêtes, leurs sayons, leurs touloupes. L’un d’eux avait des lacis de cordelettes autour des jambes et était chaussé de souliers d’osier. Le contraste de quelques-unes de ces figures graves et attentives attestait qu’il y avait là comme une sélection du parti révolutionnaire tout entier. Au fond de la pièce, derrière une table, se tenaient assis trois jeunes gens, dont l’aîné pouvait avoir vingt-cinq ans et qui avait la figure douce de Jésus, aux jours de fête, sous les rameaux.

Au milieu de la pièce, une petite table, toute nue, était là, sans utilité apparente.

Sur la droite, une autre table sur laquelle traînaient des papiers, des plumes, des encriers. C’est là que l’on conduisit Rouletabille et qu’on le pria de s’asseoir. Alors il vit qu’à côté de lui un homme était debout. Sa figure était pâle et défaite, hâve. Ses yeux brillaient d’un feu sombre. Malgré la déformation effrayante de la physionomie, Rouletabille reconnut un des amis inconnus que Gounsovski avait amené avec lui au souper de Krestowsky. Le reporter pensa que, depuis, il lui était arrivé malheur. On était en train de juger cet homme. Celui qui semblait présider ces étranges débats prononça un nom : « Annouchka ! » Une porte s’ouvrit et Annouchka parut.

C’est tout juste si Rouletabille put la reconnaître, tant elle était attifée en pauvresse russe, avec son jupon de flanelle rouge et le mouchoir qui, noué sous le menton, enfermait sa magnifique chevelure.

Aussitôt elle déposa en russe contre l’homme qui protestait et que l’on faisait taire. Elle sortit de sa poche des papiers qui furent lus tout haut et qui parurent écraser l’accusé. Celui-ci se laissa retomber sur son banc. Il grelottait. Il se cacha la tête dans ses mains et Rouletabille voyait trembler ses mains. L’homme garda cette position pendant les autres témoignages qui, par instant, soulevaient des murmures d’indignation vite réprimés. Annouchka était remontée avec les autres contre le mur, dans l’ombre qui envahissait de plus en plus la pièce, en cette fin de jour lugubre. Deux fenêtres aux carreaux sales et dépolis laissaient passer difficilement la lueur blême d’un pauvre crépuscule. Bientôt on ne vit plus que toutes ces figures immobiles contre les murs, pareils à des visages de fresques dont les siècles ont effacé les couleurs, au fond des couvents orthodoxes…

… Maintenant, quelqu’un au fond de l’ombre et du silence effrayant lisait quelque chose : le jugement sans doute.

Et puis la voix se tut.

Et puis, du mur, quelques figures se détachèrent, s’avancèrent.

Alors, l’homme, auprès de Rouletabille, se releva, d’un bond sauvage, et cria des choses rapides, farouches, suppliantes, menaçantes… et puis, plus rien que des râles… les figures qui s’étaient détachées du mur lui avaient sauté à la gorge.

Le reporter dit : « C’est lâche !… »

La voix d’Annouchka, là-bas, au fond de l’ombre, lui répondit : « C’est juste ! »

Mais Rouletabille était satisfait d’avoir dit cela, parce qu’il s’était prouvé à lui-même qu’il pouvait encore parler. Son émotion était telle, depuis qu’on l’avait poussé au sein de cette sinistre et expéditive assemblée de justice révolutionnaire, qu’il ne pensait qu’à la terreur de ne pouvoir leur parler, leur dire quelque chose, n’importe quoi (qui