Page:Leroux - Rouletabille chez le Tsar.djvu/170

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
164
L’ILLUSTRATION

gamin, qui n’ajouta pas qu’il s’agissait de la sienne. Puis, ayant constaté sur l’indicateur qu’en effet le dernier train pour Tsarskoïe-Selo était parti, il commanda une voiture et courut à sa chambre faire sa malle.

Et lui, ordinairement si méticuleux, si soigneux de ses affaires, entassa tout à la diable, linge, vêtements, à coups de poing, à coups de pied !… Pan ! pan ! ça le soulage après les émotions qu’il vient de traverser. « Quel pays ! ne cesse-t-il de grogner. Quel pays !… »

Allons, la voiture est prête : deux de ces petits chevaux finlandais dont il connaît le courage… un méchant isvô qui fera tout de même l’affaire… La malle !… et des roubles aux domestiques… « Spacibo ! barine… Spacibo ! »… (Merci.) Ah ! tous ces roubles, quand donc ne lui en restera-t-il plus ?…

L’interprète demande quelle adresse il faut donner à l’isvotchick.

— Chez le tsar !…

L’interprète chancelle, croit à une détestable plaisanterie, fait un geste vague, et voilà les petits finlandais qui démarrent.

« Pour ça… ça trotte ! On n’a pas idée de ça en France ! » fait Rouletabille… La France ! La France !… Paris !… est-il vrai qu’il va revoir tout cela ?… et la chère dame en noir !… Ah ! il faut qu’il lui envoie dès la première heure une dépêche lui annonçant son retour… avant qu’elle reçoive ses icônes… et ses lettres lui annonçant sa mort ! … Scari ! Scari ! Scari ! (Vite !…).

Et l’isvotchick fouette, fouette ses chevaux à tour de bras, bousculant les dvornicks qui veillent au coin des portes sur la nuit pétersbourgeoise : Dirigi !… dirigi !… dirigi !… (Prends garde.)

La campagne… morne, dans la nuit morne… l’immense campagne… quelle désolation uniforme !… Rapide, dans les vastes espaces de silence, le petit char glisse sur la route déserte entre les bras noirs des sapins !…

Rouletabille se soulève sur sa banquette, regarde :

« Mon Dieu ! mais c’est triste comme une cérémonie funèbre, ici ! »

De petites isbas glacées, pas plus grandes que des tombeaux, jalonnent le chemin, et il n’y a de vivant dans le paysage que le bruit de cette course, que ces deux bêtes au poitrail fumant !…

Crac !… Un brancard de cassé !… « Quel pays ! » (À entendre Rouletabille on croirait qu’il n’y a qu’en Russie que les cochers cassent des brancards.)

Et ce fut un raccommodage difficile et sommaire, avec des cordes… et ce fut la marche lente et prudente après la course effrénée. En vain Rouletabille essayait de raisonner : « Tu arriveras toujours bien pour le matin. Tu ne vas pas faire réveiller l’Empereur en pleine nuit »… Son impatience ne connaissait plus la raison…« Quel pays !… quel pays !… »

Après quelques petites aventures (ils versèrent une fois dans un ravin et ils eurent toutes les peines du monde à repêcher la malle) on arriva à Tsarskoïe-Selo à sept heures moins un quart.

Ah ! ça, non plus, ça n’était pas encore gai !… Rouletabille se rappelait le joyeux réveil des campagnes de France… Là, il trouvait qu’il y avait quelque chose de plus mort que la mort : c’était cette petite ville avec ses rues où ne passait personne, pas une âme, pas un fantôme, avec ses maisons aux fenêtres impénétrables, aux vitres de verre glauque et tout aveuglées du givre matinal, plus fermées sur le regard que des paupières closes. Derrière cela il se représentait un monde inconnu, un monde qui ne parle, ni ne pleure, ni ne rit, un monde dans lequel ne résonne aucune corde vivante… « Quel pays !… Où est le château ?… Je ne sais pas moi, j’y suis venu une fois, mais dans la voiture du maréchal… je ne m’y reconnais plus ! Pas au grand palais !… » L’idiot d’isvotchick qui le conduit devant le grand palais !… pour le visiter, sans doute !… Est-ce que Rouletabille a la mine d’un touriste ?… Dourak !

— Chez le tsar, on te dit !… Chez le tsar !… Chez le petit père !… chez Batouchka !…

L’autre fouette, fouette… le fait passer par toutes les rues : « Stoï ! » (Arrête) crie