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L’ILLUSTRATION

devraient pas oublier !… Mais ne crains rien pour nous, père, car s’ils te tuent, nous mourrons tous avec toi !…

— Et gaiement encore !… déclara Athanase Georgevitch. Ils peuvent venir ce soir. On est en forme !…

Sur quoi Athanase remplit les verres.

— Cependant, permettez-moi de dire, émit timidement le marchand de bois Thadée Tchichnikof, permettez-moi de dire que ce Boïchlikof a été bien imprudent.

— Dame, oui ! gravement imprudent, approuva Rouletabille. Quand on a fait mettre vingt-cinq bonnes balles dans le corps d’un enfant, on doit précieusement se garder chez soi si on veut souper en paix…

Ce disant, il toussa, car il se trouvait passablement du toupet, après ce qu’il avait fait de la garde du général, d’émettre de pareilles conclusions…

— Ah ! s’écria avec vigueur Athanase Georgevitch, de sa plus belle voix du tribunal… Ah !… ce n’était point de l’imprudence ! C’était du mépris de la mort ! Oui, c’est le mépris de la mort qui l’a tué. Comme le mépris de la mort nous conserve tous, en ce moment, en parfaite santé… À la vôtre, mesdames, messieurs !… Connaissez-vous quelque chose de plus beau, de plus grand au monde que le mépris de la mort ? Regardez Féodor Féodorovitch et répondez-moi ! Superbe, ma parole ! superbe !… À la vôtre !… Les révolutionnaires qui ne sont pas tous de la police seront de mon avis en ce qui concerne nos héros. Ils peuvent maudire les tchinownicks qui exécutent les ordres terribles venus d’en haut ; mais ceux qui ne sont pas de la police (il y en a, je crois, quelques-uns), ceux-là reconnaîtront que des hommes comme le chef de la Sûreté, notre défunt ami, sont braves.

— Certes ! amplifia le général. Désignés à tous les coups, il leur faut, pour se promener dans un salon, plus d’héroïsme qu’à un soldat sur le champ de bataille…

— J’ai approché quelques-uns de ces hommes-là, reprit Athanase qui s’exaltait. J’ai retrouvé partout chez eux la même imprudence, si vous voulez, comme dit le jeune Français. Quelques jours après l’assassinat du grand maître de la police de Moscou, qui fut tué dans son salon, à coups de revolver, je fus reçu par son successeur à la place même où l’autre avait été assassiné. Il ne prit pas plus de précautions pour moi, qu’il ne connaissait pas, que pour les quelques gens de la classe moyenne qui venaient lui présenter leurs suppliques. C’était pourtant dans des conditions absolument identiques que son prédécesseur avait été abattu. Avant de le quitter je considérai le parquet où s’était traînée si récemment une agonie. On avait mis là un petit tapis, et sur ce tapis une table, et sur cette table il y avait un livre. Savez-vous lequel ? Chaussettes pour dames, de Willy… Et… Et allez donc ! À votre santé, Matrena Pétrovna ! Nichevô !…[1]

— Vous-mêmes, mes amis, déclara le général, faites preuve d’un grand courage en venant partager avec moi les quelques heures qui me restent à vivre…

— Nichevô ! Nichevô ! c’est la guerre !…

— Oui, c’est la guerre !…

— Oh ! il ne faut pas nous dorer sur tranche, Athanase ! réclama Thadée, modestement, quel danger courons-nous ici ? Nous sommes bien gardés !

— Nous sommes gardés par le doigt de Dieu, déclara Athanase, car la police… ne me donne pas confiance.

Michel Korsakof qui était allé faire un tour dans le jardin, entra :

— Réjouissez-vous donc, Athanase Georgevitch, fit-il. Il n’y a plus de policiers à la villa.

— Où sont-ils ? demanda, inquiet, le marchand de bois.

— Un ordre de Koupriane est venu les chercher ! expliqua Matrena Pétrovna qui faisait de gros efforts pour paraître calme.

— Et ils ne sont pas remplacés ? interrogea Michel.

— Non ! c’est incompréhensible… Il a dû y avoir confusion dans les ordres donnés… ajouta Matrena en rougissant, car elle ne savait pas mentir et c’était bien à contrecœur qu’elle inventait cette fable sur l’ordre de Rouletabille.

  1. Cela ne fait rien !… qu’importe ?