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Page:Leroux - Rouletabille chez le Tsar.djvu/28

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L’ILLUSTRATION

comme le correct Boris, ou qu’il allonge, d’un geste de ses doigts soignés et parfumés, sa moustache, comme Michel, l’indifférent.

Natacha ne chante plus et on l’écoute encore… les convives de la terrasse tendent encore vers elle une oreille charmée… et les petits bonshommes de porcelaine, assis sur les pelouses du jardin à la mode des Îles, voudraient se soulever sur leurs courtes jambes pour mieux entendre glisser le soupir harmonieux de Natacha dans les nuits roses du nord du monde… Pendant ce temps, Matrena Pétrovna erre, dans la maison, de la cave au grenier, veillant sur l’époux comme une chienne de garde, prête à mordre, à se jeter au-devant du danger, à recevoir les coups, à mourir pour son maître… et cherchant partout Rouletabille qui a encore disparu…


III

VEILLE


Elle vient de donner l’ordre aux dvornicks de veiller, armés jusqu’aux dents, toute la nuit, devant la grille, et elle traverse le jardin solitaire. Sous la véranda, le schwitzar étend un matelas pour Ermolaï. Elle lui demande s’il n’a pas aperçu le jeune Français. Où donc… où donc est passé Rouletabille ? Le général, qu’elle vient de monter elle-même, sur son dos, jusque dans sa chambre, sans le secours de personne, de personne au monde, et qu’elle vient de coucher sans l’aide de personne, de personne au monde, — est inquiet, lui aussi, de cette singulière disparition. Est-ce qu’on leur a déjà soufflé « leur » Rouletabille ? Les amis sont tous partis et les officiers d’ordonnance ont pris congé sans pouvoir lui dire où était passé ce gamin de journaliste. Mais on aurait tort de s’inquiéter de la disparition d’un journaliste, — ont-ils affirmé. Ces sortes de gens — les journalistes — vont, viennent, arrivent quand on ne les attend pas et quittent la société — même la meilleure — sans prévenir personne. En France, c’est ce qu’on appelle « filer à l’anglaise ». À ce qu’il paraît que c’est tout à fait poli. Enfin, ce petit est peut-être au télégraphe. Un journaliste doit compter, dans tous les instants de sa vie, avec le télégraphe. La pauvre Matrena Pétrovna promène dans le jardin solitaire son cœur bouleversé. Il y a, au premier, une lumière à la fenêtre du général. Il y a des lumières, au ras de terre, qui proviennent des cuisines. Il y a une lumière au rez-de-chaussée, près du petit salon, à la fenêtre de la chambre de Natacha. Comme la nuit est lourde à supporter ! Jamais l’ombre n’a tant pesé à la poitrine vaillante de Matrena. Quand Matrena respire, elle soulève tout le poids de la nuit. Elle a tout examiné… tout. Et on est bien enfermé. Tout à fait. Il n’y a plus, dans toute la maison, que les gens dont elle est absolument sûre, — mais auxquels, tout de même, elle ne permet point de se promener au hasard dans des endroits où ils n’ont que faire. Chacun à sa place. Cela vaut mieux. Elle voudrait que chacun reste à sa place comme les petits bonshommes de porcelaine restent à leur place, sur les pelouses. Or, justement, voilà que, à ses pieds — à ses pieds — une ombre de bonhomme de porcelaine remue, s’allonge, se dresse, à mi-corps, lui agrippe la jupe et lui parle avec la voix de Rouletabille… Ah ! bien ! c’est Rouletabille !… « Lui-même, chère madame, lui-même ».

— Que fait votre Ermolaï dans la véranda ? Renvoyez-le donc aux cuisines et que le schwitzar se couche ! Les dvornicks suffiront à une garde normale, dehors. Vous, rentrez tout de suite, fermez la porte et ne vous occupez pas de moi, chère madame !… Bonsoir !…

Rouletabille a repris, dans l’ombre, parmi les autres petites figures de porcelaine, sa pose de bonhomme en porcelaine…

Matrena Pétrovna obéit, rentre chez elle, parle au schwitzar, qui regagne sa loge avec Ermolaï… et la maîtresse du logis ferme la porte extérieure. Elle a fermé depuis longtemps la porte de l’escalier de l’office qui permet aux domestiques de monter des sous-sols dans la villa. En bas, veillent à tour de rôle, chaque nuit, la gniagnia dévouée et le fidèle Ermolaï.