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Page:Leroux - Rouletabille chez le Tsar.djvu/30

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L’ILLUSTRATION

Non… certainement… Il avait l’air, dans la nuit, d’un bonhomme en porcelaine… ni plus ni moins… Et, cependant, il voyait tout… s’il y avait quelque chose à voir… et il entendait tout, s’il y avait quelque chose à entendre… On passait à côté de lui, sans se méfier… et les gens pouvaient causer entre eux, sans se douter qu’on les écoutait… et même causer avec eux-mêmes, se permettre des mines que l’on a quelquefois quand on croit n’être pas observé… Tous les invités étaient partis ainsi en passant près de lui, en le frôlant… Oh ! cher petit domovoï qui a été si ému des larmes de Matrena Pétrovna !… La bonne grasse sentimentale héroïque dame voudrait bien entendre, comme tout à l’heure, sa voix rassurante…

— C’est moi !… me voici !… fait la voix du petit génie familier vivant… et Matrena Pétrovna est encore agrippée par sa jupe…

Ah ! elle l’attendait ! Cette fois, elle n’a pas eu peur. Et, cependant, elle le croyait dehors… mais cela, après tout, ne l’étonne pas outre mesure qu’il soit dans la maison. Il est si malin ! Il sera monté derrière elle, dans l’ombre de ses jupes, à quatre pattes et se sera glissé sans être aperçu de personne, pendant qu’elle parlait à son énorme majestueux schwitzar.

— Vous étiez donc là ? fait-elle en prenant sa main qu’elle serre nerveusement entre les deux siennes.

— Oui, oui… je vous ai regardée tout fermer. C’est une besogne bien faite, vous n’avez rien oublié.

— Mais où étiez-vous, cher petit démon ? Je suis allée dans tous les coins, mes mains ne vous ont pas rencontré…

— J’étais sous la table des hors-d’œuvre, dans le petit salon.

— Ah ! sous la table des zakouskis. J’avais pourtant défendu qu’on y mît cette longue nappe pendante qui m’oblige à donner, sans avoir l’air de rien, des coups de pied dedans pour être sûre qu’il n’y a personne derrière. C’est imprudent, imprudent, des nappes pareilles ! Et, sous la table des zakouskis, avez-vous vu, entendu quelque chose ?

— Madame, est-ce que vous croyez que l’on peut voir, entendre quelque chose dans la villa quand il ne s’y trouve que vous qui veillez, que le général qui dort et que votre belle-fille qui se prépare au repos ?

— Non ! Non ! je ne le crois pas !… je ne le crois pas !… sur le Christ !

Ainsi parlaient-ils tout bas, dans l’obscurité, assis tous deux sur un bout de canapé et la main de Rouletabille dans les deux mains brûlantes de Matrena Pétrovna.

— Et, dans le jardin, reprit la générale avec un soupir, avez-vous vu, entendu quelque chose ?

— J’ai entendu l’officier Boris, qui disait à l’officier Michel, en français : « Nous rentrons directement à la villa ? » L’autre lui a répondu en russe d’une façon négative. Et ils ont eu une discussion en russe que je n’ai naturellement pas comprise ; mais, aux mots rapides échangés, j’ai saisi qu’ils n’étaient pas d’accord et qu’ils ne s’aimaient pas.

— Non, ils ne s’aiment pas ! ils aiment tous deux Natacha.

— Et elle, qui aime-t-elle ? Il faut me le dire…

— Elle prétend qu’elle aime Boris, et je le crois, et cependant elle a l’air très amie avec Michel, et c’est elle qui souvent le poursuit pour avoir, dans les coins, avec lui, des conversations qui rendent Boris malade de jalousie. Elle a défendu à Boris de faire sa demande en mariage, sous prétexte qu’elle ne voulait point quitter son père, dans un temps où chaque jour, chaque minute, la vie du général était en danger.

— Et vous, madame, aimez-vous votre belle-fille ? demanda brutalement le reporter.

— Sincèrement, oui, répondit Matrena Pétrovna en retirant ses mains de celles de Rouletabille.

— Et elle, vous aime-t-elle ?

— Je le crois, monsieur, je le crois : sincèrement, oui, elle m’aime et il n’y a aucune raison pour qu’elle ne m’aime pas. Je crois, entendez-moi bien, car c’est la parole de mon cœur, que nous nous aimons tous dans la maison ? Nos amis sont de vieux amis éprouvés. Boris est officier d’ordonnance de mon mari depuis très longtemps. Nous ne partageons point ses idées qui sont trop modernes et il y a eu bien des discussions sur