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ROULETABILLE CHEZ LE TSAR


VII

ARSÉNIATE DE SOUDE


La main mystérieuse tenait une fiole dont elle vida tout le contenu dans la potion. Et puis, comme elle était venue, la main se retira, lentement, prudemment, sournoisement, et la clef tourna dans la serrure et le verrou reprit sa place.

À pas de loup, Rouletabille, après avoir recommandé une dernière fois à Matrena de ne pas bouger, gagnait le palier, bondissait vers l’escalier, descendait en glissant sur la rampe jusque dans la véranda, traversait comme une flèche le grand salon et arrivait, sans avoir bousculé un meuble, au petit salon. Il n’avait rien aperçu, rien vu ; tout, autour de lui, était calme et silencieux.

La première lueur de l’aurore filtrait à travers les volets. Il put constater que la seule porte fermée était celle de la chambre de Natacha. Il s’arrêta devant cette porte, le cœur battant, et écouta. Mais nul bruit ne parvint à son oreille. Il avait glissé, si léger, sur les tapis, qu’il était sûr de n’avoir pas été entendu. Peut-être cette porte allait-elle se rouvrir ? Il attendit. Ce fut en vain. Il lui semblait qu’il n’y avait de vivant dans cette maison que son cœur. Il étouffait de l’horreur qu’il entrevoyait, qu’il touchait presque, bien que cette porte restât close. Il s’appuya au mur pour gagner la fenêtre dont il souleva un rideau. Fenêtre et volets du petit salon donnant sur la Néva étaient fermés. La barre de fer intérieure était à sa place. Alors, il alla à l’office, monta et redescendit le petit escalier de service, s’en fut partout, dans toutes les pièces, glissant partout ses mains silencieuses, s’assurant qu’aucune clôture intérieure n’avait été violée. Revenu à la véranda, et ayant levé la tête, il aperçut au haut de l’escalier une figure blême comme la mort, funèbre apparition qui dans ces demi-ténèbres se penchait sur lui. C’était Matrena Pétrovna. Elle descendit, tel un fantôme et il ne reconnut plus sa voix quand elle lui demanda : Où ? Je veux que vous disiez : Où ?

— J’ai tout visité, fit-il si bas que Matrena dut s’approcher encore pour entendre son souffle. Tout est fermé ici. Et il n’y a personne.

Matrena regarda Rouletabille jusqu’au fond des yeux pour y surprendre toute sa pensée, mais il ne baissa pas son regard clair et elle n’y vit rien qu’il ne voulût montrer. Alors, Matrena lui désigna du doigt la chambre de Natacha :

— Tu n’es pas entré là ? dit-elle.

Il répondit :

— Il ne faut pas entrer là !

— J’y entrerai, moi, cependant, fit-elle… et elle claquait des dents.

Il lui barra le passage de ses deux bras écartés.

— Si vous tenez à la vie de quelqu’un ici, fit-il, ne faites pas un pas de plus !

— Mais on est dans cette chambre… on est là !… c’est là qu’il faut aller ! et elle l’écarta d’un geste d’hallucinée.

Pour la rappeler à la réalité de ce qu’il lui dirait et lui faire comprendre ce qu’il voulait, il dut lui serrer encore le poignet dans l’étau de sa main nerveuse.

On n’est peut-être pas là ! fit-il en secouant la tête. Comprenez-moi donc !…

Mais elle ne le comprenait pas, elle disait :

— Puisqu’on n’est nulle part ailleurs, c’est qu’on est là !

Mais Rouletabille continuait, obstiné :

— Non ! Non !… On est peut-être parti !

— Parti ! Et tout est fermé à l’intérieur !

— Ça n’est pas une raison ! répondit-il.