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L’ILLUSTRATION

— Déshabillez-le !…

— Qu’allez-vous faire ? s’écria Rouletabille.

Mais déjà les deux gardavoïs s’étaient précipités sur Touman et lui avaient enlevé son paletot et sa chemise. L’homme était nu jusqu’à la ceinture.

— Qu’allez-vous faire ? Qu’allez-vous faire ?

— Laissez donc ! dit Koupriane en repoussant brutalement Rouletabille.

Et, saisissant un fouet qui pendait à la ceinture d’un gardavoï, il en détacha un coup retentissant sur les épaules de Touman qui s’ensanglantèrent… Touman, sous l’outrage et sous la douleur, hurla : « Eh bien, oui, c’est vrai ! je m’en vante ! » Koupriane ne se tenait plus de rage. Il criblait le malheureux de coups, ayant envoyé rouler, au bout de la pièce, Rouletabille qui avait voulu intervenir. Et, pendant qu’il procédait à cette correction, le maître de police lâchait contre l’agent qui l’avait trahi une bordée d’effrayantes injures, lui promettant, avant de le faire pendre, de le faire pourrir au fond des cachots les plus humides de Pierre-et-Paul, sous la Néva. Touman, entre les deux gardavoïs qui le maintenaient et qui recevaient parfois, par ricochets, des coups qui ne leur étaient pas destinés, Touman ne faisait pas entendre une plainte. En dehors des invectives de Koupriane, on n’entendait que le cinglement de la lanière et les cris de Rouletabille qui continuait de gémir que « c’était abominable » et qui traitait le maître de police de sauvage… Enfin le sauvage s’arrêta. Des gouttes de sang avaient giclé un peu partout.

— Monsieur, dit Rouletabille, qui défaillait contre le mur, je me plaindrai au tsar.

— Vous aurez raison ! lui répliqua Koupriane, mais, moi, je suis bien soulagé. Vous ne pouvez pas vous douter de ce que cet homme a pu nous faire de mal depuis quelques semaines qu’il est ici.

Touman, sur les épaules duquel on avait rejeté son paletot et qui était retombé sur une chaise, trouva la force de se redresser pour dire :

— C’est vrai. Tu ne me feras jamais autant de mal que je t’en ai fait, sans que tu t’en doutes. Tout le mal que toi et les tiens êtes susceptibles de me faire est déjà accompli. Je ne m’appelle pas Touman, mais Mataïev. Écoute. J’avais un fils que j’aimais comme la lumière de mes yeux. Ni mon fils ni moi ne nous étions jamais occupés de politique. J’étais employé à Moscou. Mon fils était étudiant. Pendant la semaine rouge, nous sortîmes, mon fils et moi, pour aller voir un peu ce qui se passait du côté de Presnia. On disait qu’on avait tué beaucoup de monde par là ! Nous passâmes devant la porte de Presnia. Les soldats nous dirent de nous arrêter, parce qu’ils voulaient nous fouiller. Nous avons ouvert nos pardessus. Les soldats aperçurent la veste d’étudiant de mon fils et se mirent à crier. Ils déboutonnèrent la veste, tirèrent de sa poche un carnet et y trouvèrent une chanson d’ouvriers qui avait été publiée dans le Signal. Les soldats ne savaient pas lire. Ils crurent que ce papier était une proclamation et ils arrêtèrent mon fils. Je demandai à être arrêté avec lui. On me repoussa. Je courus chez le gouverneur. Trébassof me fit rejeter à sa porte à coups de crosse par ses cosaques. Et, comme j’insistais, ils me gardèrent prisonnier toute la nuit et le matin du lendemain. À midi, je pus courir au poste ; je demandai mon fils ; on me répondit que l’on ignorait ce que je voulais dire. Mais un soldat que je reconnus pour avoir arrêté mon fils, la veille, me montra un chariot qui passait, recouvert d’une bâche et entouré de cosaques : « Ton fils est là, me dit-il, on le conduit à la fosse ! » Fou de désespoir, je me mis à suivre le chariot. On arriva à la lisière du cimetière de Golountrine. Là, on distinguait, dans la neige blanche, une fosse énorme, profonde. Deux sagines de long, une sagine de large, je verrai cela jusqu’à ma dernière minute. Près de la fosse, deux chariots étaient déjà arrêtés. Chaque chariot contenait treize cadavres. Les chariots furent déchargés dans la fosse et des soldats commencèrent de ranger des cadavres par files de six. Je cherchai mon fils. Enfin, je le reconnus dans un corps qui était resté suspendu au bord de la fosse. Une horrible souffrance était peinte sur son visage décomposé. Je me précipitai sur mon fils mort. Je dis que j’étais son père. On me laissa l’embrasser une dernière fois