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L’ILLUSTRATION

dans un enthousiasme toujours renouvelé par les soins des impresarii. Les danseuses nationales et exotiques, mais surtout les chanteuses françaises, les petites gommeuses des petits cafés-concerts, pourvu qu’elles soient jeunes, jolies, et luxueusement habillées, peuvent y rencontrer la fortune. À défaut de celle-ci, elles sont sures de trouver chaque soir vingt-cinq roubles, et même davantage, généreusement offerts par quelque boyard et souvent quelque officier, qui paie ainsi le seul plaisir d’avoir à sa table de souper une jolie frimousse née sur les bords de la Seine. Car, après leur tour de chant, ces dames doivent promener leur grâce et leur sourire dans le jardin ou autour des tables où sautent les bouchons de champagne. Les grandes vedettes, naturellement, ne sont pas astreintes à cette déambulation fatigante et peuvent s’aller coucher si elles ont la migraine. Cependant la direction leur sera reconnaissante d’accepter la loyale invitation de quelque seigneur de l’armée, de l’administration ou de la finance, qui brigue l’honneur de faire entendre à la divette, en cabinet particulier, et devant de nombreux amis qui n’engendrent point la mélancolie, les chants des bohémiennes du Vieux Derevnia. On chante, on s’amuse, on parle de Paris, et surtout l’on boit. Si la petite fête se termine parfois un peu brutalement, c’est encore le champagne ami et allié qui en est cause ; mais le plus souvent l’orgie garde un caractère bon enfant où certainement les sociétés de tempérance auraient fort à faire, mais où M. le sénateur Bérenger ne trouverait point toujours son compte.

Une guerre qui fume encore, une révolution qui n’a point fini de gronder, à l’époque où se place ce récit, n’ont, en aucune façon, atténué la gaieté nocturne de Krestowsky. Beaucoup de jeunes hommes qui promènent ce soir leurs uniformes et leur « nichevô » dans les allées éclatantes de lumière du jardin public, ou s’assoient aux tables des restaurants en plein air, ou boivent la votka aux buffets des zakouskis, ou applaudissent les jambes de la gommeuse, sont venus ici la veille de leur départ pour la guerre et en reviennent avec le même sourire enchanté et enfantin, les mêmes propos de joie futile et distribuent les mêmes baisers de frères sur la bouche des camarades qui passent. Et cependant les uns ont une manche de la tunique pendante et les autres s’appuient pour marcher sur une béquille ou sur une jambe de bois, glorieux joyeux débris ! Nichevô !

La foule, ce soir, est plus dense encore que de coutume, car on va réentendre, pour la première fois, depuis les jours sombres de Moscou, Annouchka. Les étudiants veulent lui faire une ovation et personne ne s’y opposera, car, en somme, si elle chante, c’est que la police le veut bien ! Si le gouvernement du tsar lui a fait grâce de la vie, ce n’est point, n’est-ce pas, pour qu’elle meure de faim ? Chacun gagne sa vie comme il peut. Annouchka ne sait que chanter et danser : qu’elle chante donc et qu’elle danse !

Quand Rouletabille pénétra dans les jardins de Krestowsky, Annouchka commençait son numéro qui se terminait par une « Roussalka » effrénée. Entourée de tout un chœur de danseurs et danseuses russes en habits nationaux et bottés de rouge, tapant du tambourin sur leurs talons, puis s’immobilisant soudain pour permettre à la jeune femme de faire entendre une voix d’un registre peu ordinaire, Annouchka avait concentré l’attention immense du public. On avait déserté tous les autres établissements, on s’était levé de toutes les tables et une cohue haletante se pressait autour du théâtre de plein air. Rouletabille monta sur une chaise dans le moment que des bravos tumultueux partaient d’un groupe d’étudiants. Annouchka salua de leur côté, semblant ignorer l’autre partie de l’assistance qui n’osait encore manifester. Elle chantait de vieilles chansons paysannes arrangées au goût du jour, qu’elle entremêlait de danses. Le « goût du jour » avait un succès énorme, parce qu’elle le soulignait de toute son âme et d’une belle voix tantôt caressante, tantôt menaçante et tantôt magnifiquement désespérée, qui donnait toute sa signification à des paroles qui, sur le papier, n’avaient pas éveillé l’attention de la censure. Le « goût du jour », c’était à n’en pas douter le « goût de la révolution », dont on était loin d’être tout à fait guéri sur les bords de la Néva. Ce qu’elle faisait là était bien brave et peut-être ne s’en dissimulait-elle point l’audace, car, avec une habileté extrême, elle savait faire oublier une phrase dange-