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ROULETABILLE CHEZ LE TSAR

Georgevitch ; mais Rouletabille est trop occupé à découvrir tout là-bas, au fond d’une loge, un profil très enveloppé d’une mantille de dentelle noire, à l’espagnole, pour répondre par un sourire conscient aux mines d’Athanase.

— Tenez ! vous êtes des enfants !… des enfants !… Vous croyez qu’un chef de la police secrète, reprend l’avocat en baissant la tête au milieu de ses amis, doit être un ogre !… Eh bien, non !… Il faut, dans ce cher poste de confiance, un mouton ! Vous entendez bien, un mouton !… Gounsovski est doux comme un mouton. Une fois, j’ai dîné avec lui. C’est un mouton plein de suif ! Il a une mine de suif. Je suis sûr qu’on l’ouvrirait qu’on ne trouverait que du suif. Quand on lui serre la main, on a l’impression de toucher du suif. Ma parole ! Et, quand il mange, il remue des joues de suif. Il est chauve avec cela ! Un crâne de saindoux ! Il parle tout doucement en vous regardant avec des yeux de petit agneau qui demande à téter sa mère !

— … Mais… mais… c’est Natacha, murmurent les lèvres du jeune reporter.

— Mais parfaitement, c’est Natacha ! Natacha elle-même, s’exclama Ivan Pétrovitch, qui a mis son binocle en or pour mieux voir ce que regarde le jeune journaliste français. Ah ! la belle enfant, il y a longtemps qu’elle voulait la voir, son Annouchka !

— Comment, Natacha ?… Mais oui, Natacha !… Natacha ! firent les autres. Elle est avec les parents de Boris Mourazof.

— Mais Boris n’est pas là ! ricana Thadée Tchichnikof.

— Eh ! il ne doit pas être loin. S’il était là, on aurait déjà vu Michel Korsakof ! ils se surveillent tous les deux !…

— Comment a-t-elle quitté le général ? Elle disait qu’elle ne voulait plus sortir !

— Excepté pour voir Annouchka ! reprit Ivan. Elle en avait une envie qui lui valut, devant moi, la belle colère de Féodor Féodorovitch et les rudes remontrances de Matrena Pétrovna. Mais, ce que fille veut, Dieu le veut ! Ainsi soit-il !

— En vérité, je sais, reprit Athanase, Ivan Pétrovitch a raison ! La petite ne tenait plus en place depuis qu’elle avait lu qu’Annouchka allait débuter à Krestowsky. Elle disait qu’elle ne mourrait pas sans avoir vu cette grande artiste.

— Son père lui a presque flanqué des claques, affirma Ivan ; ça a été tout juste. Elle a dû arranger l’affaire avec Boris et les parents de celui-ci.

— Oh ! Oh !… certainement que Féodor ignore que sa fille est venue applaudir l’héroïne de la gare de Kazan ! C’est tout de même raide, mes amis, ma parole ! dit encore Athanase.

— Natacha, il faut bien le dire, est une étudiante, fit Thadée, en hochant la tête. Une vraie étudiante. Il y a des malheurs comme cela, maintenant, dans toutes les familles. Je me rappelle aujourd’hui, à propos de ce qu’a dit Ivan, tout à l’heure, qu’elle a demandé devant moi à Michel Korsakof de l’avertir du jour où chanterait Annouchka. Bien mieux, elle lui a dit qu’elle voudrait parler à cette artiste, si c’était possible. Michel lui a fait honte devant moi. Mais Michel, pas plus que les autres, ne sait rien lui refuser. Il est mieux placé que quiconque pour approcher d’Annouchka. Il ne faut pas oublier que c’est lui qui est accouru à temps pour apporter la grâce de cette femme-démon ; elle ne doit pas l’avoir oublié, certainement, si elle aime la vie.

— Qui connaît Michel Nikolaïevitch sait qu’il a accompli là son devoir tout court, émit doctoralement Athanase Georgevitch. Il n’aurait pas fait un pas de plus pour sauver une Annouchka. Et, maintenant, il ne compromettrait point sa carrière en se montrant chez une femme que ne quittent pas des yeux les agents de Gounsovski et qui n’a point été surnommée pour rien « papier à mouches » !

— Eh ! qu’allons-nous faire, ce soir, à souper avec l’Annouchka ? dit Ivan.

— Pas la même chose !… Pas la même chose !… Nous autres, sommes invités par Gounsovski ; ne l’oublions pas, s’il y avait un jour des histoires, mes petits pères, dit Thadée.

— À la vérité, Thadée, j’accepte l’invitation de l’honorable chef de notre admirable Okrana parce que je ne veux pas lui faire injure… Déjà, j’ai dîné chez lui… En me rasseyant à table en face de lui, c’est comme si je lui rendais sa politesse. Ah ! ah ! que dis-tu de celle-là ?…

— Puisque tu as dîné chez lui, dis-nous bien quel homme il est, à part le suif, ques-