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ROULETABILLE CHEZ LE TSAR

— Merci, messieurs, c’est bien cela, je le connais, fit Rouletabille, en s’asseyant et en maîtrisant son émotion.

— On le dit grand admirateur d’Annouchka, hasarda Thadée. Tout à l’heure, il sortait de sa loge.

— Le prince s’est ruiné avec les femmes ! annonça Athanase Georgevitch qui prétendait n’ignorer rien de la chronique galante de l’empire.

— Il a serré aussi la main de Gounsovski, continua Thadée.

— Il passe pourtant à la cour pour une mauvaise tête. Il a fait jadis un long séjour chez Tolstoï.

— Bah ! Gounsovski aura rendu aussi quelque signalé service à cet imprudent prince ! conclut Athanase. Mais toi-même, Thadée, tu ne nous as pas dit ce que tu faisais avec Gounsovski à Bakou ! (Rouletabille ne perd pas un mot de ce qui se dit autour de lui, mais il ne perd pas non plus de vue le profil caché sous la mantille noire à l’espagnol, — ni ce prince Galitch, son ennemi personnel[1], qui réapparaît, lui semble-t-il, dans un moment bien critique.)

— Je revenais de Balakani en drojki, racontait Thadée Tchichnikof, et je rentrais à Bakou, après avoir vu les débris de mon puits brûlé par les Tatars, quand je rencontrai en chemin Gounsovski qui, avec deux de ces amis, se trouvait fort en peine à la suite de la rupture d’une roue de sa calèche. Je m’arrêtai. Il m’expliqua qu’il avait un cocher tatar et que celui-ci ayant aperçu, sur la route, devant lui, un Arménien, n’avait rien trouvé de mieux que de lancer à toute volée son équipage sur l’Arménien. Il avait passé dessus et lui avait brise les reins, mais il avait aussi brisé une roue de la voiture. (Rouletabille tressaille, car il vient de saisir un coup d’œil d’intelligence entre le prince Galitch et Natacha qui s’est penchée sur le bord de sa loge.)… Donc, j’offris mon char à Gounsovski et nous rentrâmes tous ensemble à Bakou, après toutefois que Gounsovski, qui pense toujours à rendre service, comme dit Athanase Georgevitch, eut recommandé à son cocher tatar de ne pas achever l’Arménien. (Le prince Galitch, au moment où l’orchestre attaque « l’entrée » du nouveau numéro d’Annouchka, profite de ce que tous les yeux sont tournés vers le rideau pour se lever et passer près de la loge de Natacha. Cette fois, il n’a pas regardé Natacha, mais Rouletabille est sûr que ses lèvres ont remué quand il a touché la loge.)

Thadée continue :

— Il faut vous dire qu’à Bakou ma petite maison est une des premières avant d’arriver sur le quai. J’ai là quelques employés arméniens. En arrivant devant ma maison, qu’est-ce que je vois ? Une troupe avec du canon, oui, avec un canon, ma parole ! tourné contre ma maison, et des officiers, et le pristaf qui disait bien tranquillement : « C’est là ! tirez ! » (Rouletabille vient de faire encore une découverte, deux, trois découvertes. Debout, derrière la loge de Natacha, se tient une figure qui n’est pas inconnue au jeune reporter… et là, aux fauteuils d’orchestre, un peu en retrait de la loge, voici, ma foi, deux autres visages qu’il a croisés le matin même sur les paliers de Koupriane ! Ce que c’est que d’avoir la mémoire des physionomies ! Rouletabille n’ignore plus qu’il n’est pas le seul, ce soir, à surveiller Natacha.) En entendant ce que disait le pristaf, terminait hâtivement Thadée, vous pensez si je sautai du drojki ! Je courus au commissaire de police. Il ne fut pas long à m’expliquer la chose et je ne fus pas long à comprendre. Pendant mon absence, un de mes employés arméniens avait tiré sur un Tatar qui passait. Il l’avait, du reste, tué. Le gouverneur, informé, avait ordonné au pristaf de faire canonner ma maison, pour l’exemple, comme on avait fait déjà à quelques autres. Je me précipitai vers ma voiture où se trouvait encore Gounsovski et lui dis en deux mots l’affaire. Il me répondit qu’il n’avait pas à intervenir dans cette fâcheuse histoire et que je n’avais qu’à m’entendre avec le pristaf : « Donnez-lui un bon nachaï, cent roubles, et il laissera votre maison tranquille ». Je recourus au pristaf et le pris à part ; cet homme me répond qu’il voudrait bien m’être agréable, mais

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