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ROULETABILLE CHEZ LE TSAR

À travers ses larmes, le jeune reporter n’avait cessé de regarder Natacha. Celle-ci s’était à demi soulevée, et, défaillante, s’appuyait au bord de la loge. Sa bouche entrouverte répétait sans fin un nom que Rouletabille n’entendait pas, mais qu’il devinait : Annouchka ! Annouchka !… « La malheureuse ! » murmura Rouletabille, et, profitant de l’émoi général, il sortit de la loge sans qu’on s’en fût même aperçu. Il fit le tour du public et se dirigea vers cette Natacha qu’il avait tant cherchée depuis le matin. Le public, qui avait réclamé en vain une répétition de la prière d’Annouchka, commençait de se disperser, et le reporter fut, pendant quelques instants, entraîné malgré lui dans son remous. Quand il se trouva à hauteur de la loge, il ne put que constater la disparition de Natacha et de la famille qui l’accompagnait. Il tourna la tête de tous côtes sans apercevoir celle qu’il cherchait et, comme un insensé, il allait se mettre à courir dans les allées, quand une idée lui rendit tout à coup son sang-froid. Il demanda où se trouvait la sortie des loges des artistes et, aussitôt qu’on la lui eut indiquée, il s’y rendit à pas précipités. Il ne s’était pas trompé. Au premier rang de tout le public qui attendait la sortie d’Annouchka, il reconnut Natacha à la mantille noire qui enveloppait sa tête, car on ne voyait plus rien de son visage. Et puis, cet endroit du jardin était assez sombre. Des gardiens faisaient la police. Il ne put approcher de Natacha aussi près qu’il l’aurait voulu. Et cependant il se glissait comme un serpent entre les groupes. Il n’était plus séparé de Natacha que par quatre ou cinq personnes, quand une bousculade se produisit. C’était Annouchka qui sortait. Des cris l’accueillirent : « Annouchka ! Annouchka !… » Rouletabille se jeta à genoux, et, à quatre pattes, parvint à glisser sa tête dans l’espace réservé par les agents à la sortie d’Annouchka. Celle-ci, enveloppée d’un immense manteau rouge, se hâtait au bras d’un homme que Rouletabille reconnut immédiatement. C’était le prince Galitch. On voyait qu’ils étaient pressés d’échapper à l’étreinte de la foule. Cependant Annouchka, en passant près de Natacha, suspendit sa marche une seconde — mouvement qui n’échappa pas à Rouletabille — et, tournée vers elle, dit ce seul mot : « Caracho ». Puis elle passa. Rouletabille se redressa, bouscula, ayant une fois encore perdu Natacha. Il la chercha encore. Il courut à la sortie. Il arriva juste à temps pour la voir monter en calèche avec la famille Mourazof. La calèche s’éloigna aussitôt du côté d’Elaguine, vers la datcha des Îles. Le jeune homme resta planté là, réfléchissant. Il eut un geste qui abandonnait le cours des choses au destin. « Au fond, dit-il, cela vaut peut-être mieux ainsi. » Et à lui-même : « Allons, viens souper, mon garçon !… »

Il retourna sur ses pas et se retrouva bientôt dans la lumière éclatante du restaurant. La gaieté régnait là en maîtresse, arrosée de champagne. Des officiers, debout, le verre en main, se saluaient de table en table et s’envoyaient mille compliments avec une grâce presque féminine.

Il s’entendit héler joyeusement et il reconnut la voix d’Ivan Pétrovitch. Les trois compères étaient assis devant une bouteille de champagne qui refroidissait dans le seau à glace et se faisaient servir des petits pâtés en attendant l’heure du souper qui ne pouvait tarder.

Rouletabille se laissa inviter sans difficulté et les suivit quand un maître d’hôtel vint avertir Thadée qu’on demandait ces messieurs en cabinet particulier. Ils montèrent au premier étage et on les fit entrer dans un cabinet assez vaste, dont la grande fenêtre-balcon donnait sur la salle du théâtre d’hiver, vide dans le moment. Mais le cabinet était déjà habité. Devant une table couverte d’un service étincelant, Gounsovski faisait les honneurs.

Il les reçut comme un domestique, le front bas, le sourire obséquieux, l’échine courbée, s’inclinant à plusieurs reprises à chaque présentation. Athanase l’avait à peu près décrit en le modelant en suif ; mais ce suif encore était jaune. Sous le vaste front penché, on apercevait à peine les yeux qui apparaissaient et disparaissaient tout à coup comme pris en faute derrière des lunettes noires toujours prêtes à tomber à cause de l’inclinaison trop accentuée de cette tête vile d’affranchi timide et tout-puissant. Quand il parlait de sa petite voix de fausset, le menton gras collé au plastron de la chemise, il avait un geste continu de la main droite, du pouce et de l’index écarté pour retenir