Aller au contenu

Page:Leroux - Rouletabille chez les bohémiens, paru dans Le Matin, 1922.djvu/107

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Elle était revenue parmi eux, ils étaient libres, elle était à lui !…

Il serait bientôt son époux, à la mode cigaine, et leur mariage serait célébré, quelque nuit prochaine, au fond du temple éternel, entre les piliers moussus des hautes futaies éclairés par les lampes du ciel… Il était tellement pris par ce rêve qu’il ne prêta nulle attention au coin de visage qui se montra dans la vitre du triangle encastrée dans la cloison de séparation…

S’il avait regardé à son tour par cette vitre, il eût vu le visage s’écarter… c’était celui d’un monsieur assez fort, au teint couperosé, entre une barbe d’un blond ardent et magnifiquement fournie… Le monsieur s’était tranquillement assis à sa place, à côté d’une grosse femme qui tenait entre ses bras un enfant de quatre à cinq ans, qui dormait. Le voyageur barbu avait tiré un calepin de sa poche et paraissait maintenant fort occupé à y consigner quelques notes.


« Carnet de Rouletabille : Me voici enfin arrivé au point que je désirais. Je suis installé dans le train qui conduit Callista vers l’endroit où se trouve Odette…

» Si je rapproche ce que j’ai appris chez Me Camousse, ainsi que les propos que j’ai surpris soit au rocher d’Ozout, soit autour de la grotte de Zina, si je rapproche tout cela du texte même du Livre des Ancêtres, il ne m’est plus permis de douter qu’Odette est par sa mère, d’origine cigaine, et que c’est elle qui est traînée à Sever-Turn comme étant la petite reine annoncée par les écritures !

« Cependant le Livre des Ancêtres parle d’un signe à l’épaule, d’un signe en forme de couronne… Or il paraît certain… on peut même dire : il est certain (car je n’ai aucune raison de me méfier, à cet égard, des affirmations d’Estève) qu’Odette n’avait aucun signe, n’a aucun signe. En conséquence de quoi je suis forcément conduit à m’imaginer que Zina, pour sauver Odette a truqué le signe !… Ces vieilles sorcières ont des secrets à elles pour faire apparaître sur la peau des taches ou des signes qui paraissent indélébiles… et elle a mis Callista et Andréa en face de la Reine !…

» Cette déduction que je tire des événements a été ma force et ma sécurité… Je savais dès lors que notre Odette, entre les mains des bohémiens, ne courait aucun danger et qu’elle devait être traitée comme une petite majesté… Mais cette consolation-là, je ne pouvais la donner à Jean…

» Je me demande même comment, s’il le sait jamais, il accueillera cette vérité qui me paraît dès aujourd’hui éclatante : Odette est une petite bohémienne !… Elle n’est pas la fille de Mme de Lavardens !… Non ! tant que cela ne sera pas absolument nécessaire, je n’ai le droit de dire cela à personne !… surtout à Jean !…

» Pourquoi se dissimuler qu’il ne me porte pas toujours dans son cœur ?… Le soupçon qui le ronge lui aurait peut-être aussi fait accueillir une pareille confidence comme une abominable invention de ma part, dans le dessein de l’éloigner de notre Odette !…

» Conclusion : j’ai bien fait de me taire.

» Ah ! que de choses m’a révélées le Livre des Ancêtres !…

» D’abord, les raisons de mon cambriolage.