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Page:Leroux - Rouletabille chez les bohémiens, paru dans Le Matin, 1922.djvu/112

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Cette jolie tête nue, parée à la mode cigaine d’un bandeau de sequins, ce cou souple, douloureusement penché, cette attitude accablée même dans le repos qu’elle simule peut-être, cette bouche demi-ouverte comme exhalant un soupir sans fin, tout cela les intrigue sans les renseigner… Si elle ne dort pas, à quoi pense-t-elle ? à quoi pense-t-elle ?…

— Elle pense à son pays ! murmure la vieille Oliva entre ses dents chancelantes.

— Une romanée n’a point de pays ! réplique Suco, d’une voix sèche en raccommodant le harnais de son haridelle…

Mais Sumbalo, le chef de la tribu, un vieillard tanné à la barbe grise de poussière dit :

— SeverTurn deviendra la reine des nations ; avec cette enfant, elle sortira de ses ruines pour éblouir le monde, c’est écrit !

Olajaï s’arrêta de tisonner le foyer intermittent, se redressa et dit :

— La brume funèbre se dissipera ; attendu depuis longtemps, le beau jour luira enfin, les frères seront réunis, tous seront grands, tous libres. Contre l’ennemi marcheront leurs rangs victorieux, tous pleins d’une pensée noble, forts d’une foi unique !

Mais il n’eut pas de succès ; ses paroles retombèrent sans écho, car il avait servi chez un roumi et l’on avait beaucoup de raisons de se méfier de lui.

Alors la jeune Ari, qui n’avait pas plus de seize ans, s’arrêta de tailler ses joncs et dit :

— Si elle ne dort pas, elle pense au roumi qu’elle aime !…

Tous tournèrent des yeux de flamme de son côté et quelques injures sifflèrent à ses oreilles. Elle ne l’avait pas volé, mais elle ne se démonta pas.

— On ne choisit pas qui on aime, expliqua-t-elle. Je l’ai vu ; il est plus beau que Suco, par sainte Sarah !

Quelques-uns rirent, mais Suco, qui avait des prétentions lui lança une pierre en l’appelant « Ushela ! » (chienne).

— Je te dénoncerai au grand Coesre quand nous serons à Sever-Turn !

Cependant, Sumbalo, en leur montrant Odette endormie, les apaisa.

Elle ne dormait pas. C’était bien à lui qu’elle songeait, à lui et à son père, dont elle ignorait la triste fin, et à tous ceux qui l’avaient aimée. Que faisaient-ils ? Pourquoi ne venaient-ils pas la délivrer ? Était-ce possible, une chose pareille, qu’on l’eût enlevée comme le vent emporte une plume de petit oiseau et qu’on lui eût fait franchir les frontières sous le regard de tous sans que rien n’eût remué autour d’elle pour son salut ? Était-il possible qu’elle voyageât tant de jours au fond de cette roulotte comme si c’était là une chose naturelle ?…

Les gendarmes avaient passé, les douaniers étaient venus, ils avaient regardé. Ils avaient vu et ils n’avaient rien dit !… Et elle, non plus, n’avait rien dit ! Par quel sortilège ?

Tout son petit être intime s’était soulevé, toute sa volonté s’était tendue pour leur crier : « Sauvez-moi ! » et elle n’avait pas fait un geste et elle n’avait pas poussé un cri !… sous le regard de Zina !…

Cette Zina, cette méchante petite sorcière de vieille femme, elle l’avait aimée tout de suite. Quand les gamins du village se détournaient de la bohémienne en poussant des cris, quand les filles de la Camargue se sauvaient de son chemin en se signant, elle, Odette, elle était allée vers elle, poussée par on ne sait quelle force inconnue !… et elle était revenue vers les carrefours où la