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Page:Leroux - Rouletabille chez les bohémiens, paru dans Le Matin, 1922.djvu/118

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ici ? questionna Rouletabille, assez intrigué, car tous ses calculs, raisonnements et déductions avaient envoyé Hubert sur la route directe de Sever-Turn…

— Eh bien ! et vous ? interrogea Hubert qui, malgré les dernières protestations d’amitié n’avait nullement l’intention de se livrer.

— Écoutez ! commença le reporter, ne jouons pas au plus fin. Je le serais plus que vous. Vous êtes assez intelligent pour n’en pas douter. Il faut que nous soyons persuadés de part et d’autre que nous n’arriverons à rien de bon si nous nous tirons dans les jambes. Les bohémiens en profiteraient !

— Bah ! répliqua l’autre, d’un air détaché, que pourraient-ils faire, maintenant que nous les avons rejoints ?… Il faudra bien qu’ils nous livrent Mlle de Lavardens. Dès demain matin, j’avertis les autorités.

— Inutile, reprit Rouletabille. J’ai déjà alerté New-Wachter. Toutefois, il ne faut pas se leurrer, l’affaire ne sera peut-être pas aussi simple que vous le croyez et je vais vous dire tout de suite pourquoi… d’abord, c’est le métier des bohémiens de rouler les autorités, et puis, nous allons nous trouver aux prises avec deux personnages sur lesquels vous ne comptez certainement pas.

— Qui donc ?

— Mais Andréa et Callista !…

— Andréa et Callista ? s’écria Hubert. Mais je les croyais en prison !

— Je les en ai fait sortir !…

— Vous ? Et pourquoi avez-vous fait une chose pareille ?… Vous avez donc oublié qu’ils ont juré qu’ils ne rendraient Odette que morte !…

— J’ai fait une chose pareille, parce que j’ai voulu qu’ils me montrent eux-mêmes le chemin par où on la conduisait.

— Alors, vous les avez suivis ?…

— Mon Dieu, oui !

— Ah ! ça c’est trop fort !…

— Mon Dieu, ça n’est pas mal, acquiesça Rouletabille modeste, et maintenant que je vous ai tout dit, c’est à votre tour de parler, je vous écoute… Vous étiez parti pour Sever-Turn, n’est-ce pas ?

— Comment le savez-vous ?

— Le résultat de quelques déductions… Ah ! ne soyez pas étonné pour si peu et mettez-vous tout de suite cela dans la tête que ce que je ne sais pas maintenant, je le saurai demain ! Alors ? Pas la peine de perdre de temps, n’est-ce pas ?

Hubert considéra Rouletabille un instant en silence… Tant d’assurance le démontait un peu… Parlait-il sérieusement ?… Enfin, il se décida :

— Eh bien ! Je ne vois aucun inconvénient à vous dire que j’étais parti, en effet, pour Sever-Turn dans le dessein de voir le patriarche que je connais. Vous n’ignorez pas que le patriarche de Transbalkanie est le chef religieux et même, si l’on peut dire, le directeur politique de toute la race romanée… en tout cas, l’immense majorité des bohémiens le considère comme tel. Le poste qu’il occupe lui confère un pouvoir exceptionnel ; il n’est guère de cigains qui, au moins une fois dans leur vie, n’aient fait le pèlerinage de Sever-Turn, de même qu’il n’est guère de mahométans qui, avant de mourir, n’aient voulu voir la Mecque… En fait, étant tout-puissant sur les fanatiques, un mot de lui pouvait faire beaucoup de choses ! J’allais le supplier d’intervenir dans l’affaire de Mlle de Lavardens, lui montrant le danger d’un rapt aussi audacieux, la répercussion néfaste qu’un tel procédé pourrait avoir pour les romanés dans toute l’Europe.

— Parfait ! Compris !… interrompit Rouletabille sérieux comme un pape. Je connais maintenant les raisons pour lesquelles vous alliez à Sever-Turn… Et alors ?…

— Et alors, je ne me trouvais plus qu’à vingt-quatre heures de marche du patriarcat, quand je rencontrai sur la route un cigain à cheval qui arrivait, lui, de Sever-Turn… Il paraissait très fatigué de l’étape