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Page:Leroux - Rouletabille chez les bohémiens, paru dans Le Matin, 1922.djvu/164

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route et je ne peux m’y cacher !… et cependant il ne faut pas qu’il me voie !…

» Alors ?

» Alors, au bord de la route, il y a un champ de blé… Oh ! le blé est encore vert et tout petit !… mais au-dessus du champ de blé et tout près de la route, il y a un épouvantail !…

» Oui… un simple épouvantail pour moineaux !…

» C’est magnifique !… Cet épouvantail a une étrange redingote ou plutôt une lévite déchirée qui prend ainsi un aspect tout à fait somptuaire !… Les bras sont étendus en croix et semblent bénir la moisson qui lève… Enfin, il y a un chapeau… un chapeau de feutre à bords rabattus qui donne à l’ensemble un air fort gaillard !…

» Tout le monde a compris !…

» Je me glisse dans l’épouvantail, je me colle le feutre sur le côté, de façon à cacher ma figure, j’étends les bras en croix, sachez enfin que je tiens dans la manche, heureusement un peu trop longue de l’épouvantail, un solide browning tout prêt… tout prêt à tirer… Le monsieur passe à côté de moi, à me toucher sans se douter de quoi que ce soit… et moi, je lui brûle la figure ! Et voilà !… Ça n’est pas plus difficile que ça !… Le problème est résolu ! c. q. f. d. !… Ce cher monsieur Hubert roule dans la poussière !… Odette est sauvée !… On s’expliquera ensuite s’il n’est pas mort !…

»… Attention !… J’aperçois un petit nuage de poussière, là-bas, sur la route !… Vite, à l’épouvantail !… »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Les notes du carnet ne reprennent que le lendemain… et nous relevons encore ces lignes qui viennent terminer cette étrange histoire d’épouvantail !… Rouletabille y retrace les faits comme s’ils se passaient à l’instant même…

« Voilà un quart d’heure que j’ai les bras en croix et que je ne bouge pas plus que si j’étais réellement en bois. Je commence à avoir une crampe… Est-ce qu’il va bientôt arriver, l’animal !… Je parle du cheval qu’Hubert a dû mettre au pas, pour le reposer d’une longue course !… Ici, il se sent en sécurité… Il se permet de laisser souffler sa bête… Cependant, je suis dans une position fatigante… Il devrait tout de même un peu se presser…

» Ma crampe… ma crampe…

» Ah ! le pas du cheval sur la route !… L’animal (cette fois, je parle d’Hubert) a remis sa bête au trot… Bon, maintenant, voilà que j’ai des fourmis dans les pieds !… Zut ! Hubert a remis son cheval au pas !…

» Ce qu’il faut de patience à un épouvantail !…

» Encore le petit trot ! Cette fois, ça y est !… J’assure mon browning dans ma main droite… encore quelques secondes, j’entends la respiration du cheval…

» Enfer et mastic !… Ce n’était pas assez que d’avoir des fourmis dans les pieds, voilà que juste à ce moment… une mouche, un moucheron, un puceron de rien du tout, vient se poser sur le bout de mon nez !… et… d’un geste inconscient de la main gauche, je m’administre une tape retentissante ! Un coup de feu… Une balle fait sauter mon chapeau… »