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Page:Leroux - Rouletabille chez les bohémiens, paru dans Le Matin, 1922.djvu/171

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VI. — Où Nicolas Tournesol fait la cour aux dames

À l’enthousiasme qui avait soulevé cette ville succédait une sombre consternation. En quelques secondes, le décor s’était transformé à nouveau. La parure éclatante dont les édifices s’étaient revêtus avait disparu comme par enchantement et, le visage morne, flétri, lézardé de l’antique cité s’était penché à nouveau sur son peuple gémissant. Les fleurs du chemin avaient été rageusement piétinées. Plus de chants, plus de bannières… Sur les tours du temple, des bras levés imploraient la pitié de la divinité ; mais le ciel, devenu subitement inclément, se couvrait d’un manteau de cendre sous lequel il paraissait vouloir ensevelir tous les espoirs de la terre.

M. Nicolas Tournesol rentra à l’hôtel, d’un pas traînard et avec une mine assez mélancolique. Il avait beaucoup compté sur les réjouissances du couronnement pour donner à ses affaires une ampleur capable de lui assurer définitivement la fortune. Il avait une forte commission, surtout sur le champagne dont il avait espéré une consommation effrénée !… Hélas ! l’affaire avait mal tourné et il y aurait du laissé pour compte !…

C’est donc avec des pensées assez mornes qu’il pénétra dans le grand vestibule de l’hôtel à peu près désert, car tous les touristes étaient sortis pour assister aux événements… Cependant, Nicolas Tournesol détestait la tristesse. Il décida de la combattre à l’aide de quelques solides gin-cocktails comme il avait appris à les faire à Vladislas Kamenos, le patron de l’hôtel qui était en même temps son propre barman.

Il s’installa sur un haut tabouret, devant le comptoir d’acajou qui occupait le fond de la pièce et il se disposait, armé d’une longue cuiller de métal, à faire de la musique avec la cristallerie, quand une dame de mine piquante, vêtue avec simplicité, mais avec élégance, fit son entrée…

Tous deux se regardèrent…

La femme continua son chemin ; il descendit de son tabouret :

« Ah ça, mais, j’ai vu cette figure-là quelque part, moi !… »

L’étrangère était allée s’asseoir devant une petite table où était disposée une écritoire et elle allait commencer sa correspondance quand elle vit se dresser devant elle un gros garçon, à la mine réjouie, qui la saluait fort obséquieusement :

— Je vous prie de m’excuser, madame !… mais à Sever-Turn, comme dans tous les Balkans, il n’y a personne pour me présenter… Je me présente donc moi-même… Je suis M. Tournesol !… Nicolas Tournesol !…

— Mon Dieu ! fit la dame en souriant, je n’y vois aucun inconvénient !…

— Vous ne me « remettez pas » ?… Tournesol le courtier en champagne, l’ami des princes, des grands-ducs !… et surtout des grands bars !… Nous avons passé une soirée ensemble, avec vos amis dans un luxueux palace !…

— Vrai ! monsieur ! mais je ne fréquente pas ces établissements !…

— On vous y avait amenée au moins cette fois-là !… Tenez, il y a cinq ans de cela !… Vous êtes bien Mme de Meyrens ?

— Ah ! mais vous avez raison !… Oui !… oui !… parfaitement, je me rappelle… Dieu ! que vous avez été drôle !… Vous faisiez des « déclarations » à toutes les dames !…