Aller au contenu

Page:Leroux - Rouletabille chez les bohémiens, paru dans Le Matin, 1922.djvu/175

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

lards achevaient l’œuvre criminelle que d’autres avaient commencée… Mais il se déclarait hautement persuadé que le Dieu des Romanés, qui était aussi celui des roumis chrétiens, et surtout des roumis de France (lesquels avaient élevé les premiers un temple à sainte Sarah, la plus glorieuse servante de ce Dieu et la protectrice de la race) avait mis trop de sagesse chez son grand prêtre et trop d’innocence dans le cœur de son conseil pour qu’ils se fissent les complices d’un sortilège !…

— Ce jeune homme parle comme un diplomate ! confia le grand prêtre au conseil des vieillards, méfions-nous !…

Et tout haut il lui demanda :

— Tu parles d’un sacrilège ! Je ne vois encore que celui que tu as commis en pénétrant dans l’enceinte défendue !…

— Sainte Sarah me le pardonnera parce qu’elle sait que je ne suis venu ici que pour vous apporter la vérité !…

— Tu me parais très bien avec sainte Sarah !… reprit Féodor, caustique, et tu me sembles un fameux bavard ! À Sever-Turn, on aime les paroles courtes. Qui accuses-tu de sacrilège ?

Rouletabille se tourna vers Callista, Andréa et Zina et dit :

— Ces trois que voilà !…

Immédiatement, les trois protestèrent comme des possédés…

— Il y a sacrilège, reprit Rouletabille sans plus s’émouvoir, quand une troupe de trois gredins, invoquant un texte sacré, abuse de la crédulité d’un peuple pour lui faire prendre des vessies pour des lanternes !…

— Des vessies pour des lanternes ? Qu’est cela ? interrogea gravement le patriarche…

Le docte vieillard de la Bibliothèque dut avouer que sa science ne lui permettait pas de pénétrer parfaitement le sens d’une aussi rare expression… Jamais il ne l’avait lue dans un livre. D’autre part, dans les milieux diplomatiques, où il fréquentait (chez le consul de Valachie), il ne l’avait jamais entendue…

— Cela veut dire, finit par leur jeter Rouletabille, qu’ils vous ont fait prendre Mlle de Lavardens pour la queyra annoncée par les Écritures. Or, Mlle de Lavardens, dans toute cette affaire, est victime de la jalousie de cette Callista qui aime le fiancé de Mlle de Lavardens !…

— Mensonge ! mensonge ! clama Callista.

— Si c’est pour nous raconter de pareilles sobradas (textuellement de pareilles balivernes)… commença un noble vieillard…

— Que la zarapia t’emporte ! (la peste).

— Je ne suis pas très savant, exprima avec amertume et sur un ton de fausse humilité le docteur de la Bibliothèque, lequel avait une voix de basse-taille qui le faisait entendre jusqu’au fond du temple… Je ne suis pas très savant… (Il avait encore sur le cœur les vessies et les lanternes)… mais je crois bien qu’en français on appelle cela des potins !…

— Il faut tout de même bien que vous sachiez pourquoi on vous a trompés et je ne peux pas vous raconter ça par paraboles !… releva Rouletabille, fort irrité et très vexé au fond du mépris avec lequel on accueillait ses accusations… Sans ce potin-là, Mlle de Lavardens serait encore en France, sa patrie qui la réclame et à laquelle vous n’avez pas le droit de l’arracher !…

Mlle de Lavardens est cigaine, d’après la loi cigaine !

— Elle est Française, d’après la loi française !…

— Sa mère était cigaine !… proclamèrent cinquante voix…

Des vieillards attestaient :

— J’ai connu sa mère !… »