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Page:Leroux - Rouletabille chez les bohémiens, paru dans Le Matin, 1922.djvu/192

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VI. — Une des façons que l’on avait à Sever-Turn de faire passer aux prisonniers le goût du pain…

Ce matin-là, qui était le lendemain du jour où nous avons vu s’accomplir tant d’événements à Sever-Turn, M. Nicolas Tournesol était en train de se faire la barbe dans sa chambre de l’hôtel des Balkans (anciennement du Caravansérail) quand sa porte s’ouvrit brusquement et la figure de Rouletabille fit son apparition.

— Monsieur Nicolas Tournesol, s’il vous plaît ?

— Monsieur Rouletabille !

— Ah ! monsieur, vous me connaissez ?

— Monsieur, je connais tout le monde ! Il serait étonnant que je ne connusse pas le plus célèbre reporter de l’Europe !… Monsieur, asseyez-vous donc, je termine ma toilette, vous ne me gênez pas !… je vous ai rencontré autrefois !… je vous ai vu hier dans la basilique de Sever-Turn, et ma foi, je vous dirai que je suis fort heureux de vous revoir aujourd’hui car je croyais bien ne plus vous revoir jamais !… Savez-vous bien, monsieur, que ces gens ont l’air fort mal disposés à votre égard et que je ne saurais trop vous conseiller de « prendre sa fille ! »

— Sa fille ?

— Oui, la fille de cet air-là… prendre la fille de l’air ! vous ne me comprenez pas.

— Oh ! si ! si… charmant !… Je vous demande pardon !…

— Il n’y a pas de quoi !… C’est un mauvais calembour comme s’en permettaient autrefois les Gaudissart qui faisaient la province… Monsieur, je suis le dernier commis voyageur !… Et je vends de tout !… Je suis l’élément artériel, si j’ose dire, du fabricant, du consignataire, du négociant en gros, le vade semper du double emploi, du rossignol et du trop-plein !… Permettez-moi, monsieur, de vous offrir quelque chose… Puis-je vous demander ce qui me vaut l’honneur de votre visite ?…

— Une chose grave, monsieur !… Je viens vous trouver en votre qualité de Français !… Vous représentez la France, ici, monsieur Tournesol !…

— Mon Dieu, fit Tournesol, modeste pour la première fois de sa vie, je représente surtout une bonne marque de champagne…

— Monsieur, voici de quoi il s’agit et vous allez me comprendre tout de suite… Puisque vous avez assisté aux événements d’hier, je n’ai pas à vous apprendre qu’un Français, M. Jean de Santierne, a été condamné par le grand conseil à être enfermé dans un cachot et à y mourir de faim !…

— Monsieur, la chose s’est passée en dehors de ma présence, mais enfin je vous crois sur parole… Non, je n’ai pas assisté à la condamnation de ce pauvre jeune homme et je ne suis arrivé dans le temple que dans le moment où l’on y acclamait la nouvelle reine, contre quoi, du reste, vous protestiez avec énergie !…

— Monsieur Tournesol, il se prépare là un double crime abominable !…

— C’est bien possible ! fit M. Tournesol en nouant sa cravate et en se faisant des mines dans la glace… Tout est possible, en politique.

— Monsieur, je sors de chez le consul de Valachie qui m’a répondu exactement comme vous que tout est possible en politique… réponse qui ne m’a pas étonné du reste !…

— Et comme vous avez raison, monsieur !… Si nous intervenions dans la politique intérieure des peuples… il n’y aurait