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Page:Leroux - Rouletabille chez les bohémiens, paru dans Le Matin, 1922.djvu/232

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ils se ravisent et vont la saluer de leurs joyeux pépiements…

Donc Jean et Odette se sont mariés bien tranquillement. Bien tranquillement, est-ce possible ? Oui… parce que, évidemment, Rouletabille avait tout prévu et qu’il avait attaché Andréa à Callista ; car, dans l’ombre d’un pilier, cependant que défilait le jeune cortège fleuri, il y avait là quelqu’un ou plutôt quelqu’une qui, pas plus que beaucoup d’autres de cette foule curieuse n’avait été invitée… Reconnaissez le profil fatal de Callista, ses yeux de colère, sa bouche frémissante, ses dents de louve… Quelque chose brille dans sa petite main nerveuse de cigaine… Ce n’est point la première fois que l’éclair d’un couteau, dans cette main-là, a menacé Odette… Mais encore une fois l’éclair s’est éteint. La patte terrible d’Andréa a serré son anneau autour de ce poignet fragile et l’homme de la route a emmené sa prisonnière — pour toujours !…

Pour toujours !… Elle le sait bien… Elle ne résiste même plus !… Tout est à jamais fini entre elle et l’Occident !… Il l’a rejetée au pied de la roulotte… Elle s’est laissée frapper avec une stupeur heureuse !… Que n’a-t-il pas été plus brutal plus tôt !… Pour toujours elle s’est laissé revêtir sans protestation de ces loques bohémiennes qu’elle n’aurait jamais dû quitter !… Son aventure était fille de l’orgueil plus que de l’amour !… Elle s’était trompée sur elle-même !… Comment aurait-elle été comprise d’un roumi !… Oh ! lassitude ! doux épuisement de la lutte ! Enchantement de la défaite !… Il y a là, près d’elle, des bras frémissants qui l’attendent… et qu’elle a toujours repoussés, parce qu’elle a voulu être une dame de la ville !… Ridicule ! Ridicule !… Elle a été une dame de la ville et elle s’enfermait dans son boudoir pour se chanter à elle-même sur une guitare de bazar ses vieilles chansons de la route… ou pour revoir en silence les campements du soir, à l’orée des forêts, quand elle s’endormait en caressant le museau de Chucho, l’ancêtre de tous les chiens de la tribu, dont elle peignait tous les matins avec tant de soin la barbe blanche !… Eh bien ! Chucho n’était pas mort, car il savait bien, lui, qu’elle reviendrait !… Et il y avait toujours, suspendue au fond de la roulotte, l’antique guzla dont les chants avaient accompagné ses premiers pas… Andréa décrocha le vénérable instrument et les cordes commencèrent à frémir sous ses doigts d’un rythme millénaire…

Il était venu s’asseoir auprès d’elle… Alors elle pleura des larmes de soumission… et d’acceptation…

Et en cachant sa tête dans cette poitrine haletante qu’elle avait tant de fois repoussée parce qu’elle savait bien que celui-là serait son maître… elle n’était pas malheureuse du tout…


VI. — Où Rouletabille et Mme de Meyrens invitent leurs amis à dîner

Quelques semaines après l’heureuse cérémonie, il fut beaucoup parlé dans la presse parisienne d’un personnage qui semblait avoir joué un rôle fort important dans l’enlèvement de Mlle de Lavardens, aujourd’hui Mme de Santierne. Après avoir désigné ce personnage par des initiales qui renseignaient du reste tout le monde, les journaux finirent par le nommer en toutes lettres. Il s’agissait de Mme de Meyrens, dont on rappela toutes les aventures et que l’on représentait comme ayant joué à la haute administration (on laissait deviner laquelle) un tour pendable, à la suite de quoi le chef de la sûreté générale avait offert sa démission. Dans ce scandale, un journaliste célèbre jusque chez les bohémiens (à toi, Rouletabille !) se trouvait gravement compromis. On disait même que le chef de la sûreté ne donnait sa démission que parce qu’on lui refusait l’arrestation de Rouletabille. Enfin on ajoutait qu’il y avait eu descente de police chez le célèbre reporter, dont on avait, paraît-il, mis sous scellés tous les dossiers et confisqué certain carnet dans lequel le nom de Mme de Meyrens (alias la Pieuvre) revenait à toutes les pages.

L’Époque publia un vague démenti qui ne trompa personne. Dans les coulisses de la presse, les paris étaient engagés. Le chef de la sûreté sauterait-il ? Rouletabille était bien fort avec son journal et Mme de Meyrens ! Un beau matin, on apprit que le chef de la sûreté générale était nommé gouverneur d’une de nos plus importantes colonies de l’Afrique occidentale. Rouletabille avait triomphé, mais le chef de la sûreté n’était pas à plaindre ! Bref, tout le monde était content. Dans le même temps, un nommé Crousillat, qui était juge d’instruction dans une petite ville du Midi, fut nommé, on ne sait pas par quelle faveur spécia-