Page:Leroux - Rouletabille chez les bohémiens, paru dans Le Matin, 1922.djvu/38

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vait donner la mort dans son poing… Qu’avait-il fait avec ce poignard ? Il n’en savait rien ! Sa mémoire était comme séparée de tout… À partir d’un certain moment, il glissait dans un grand trou noir et, quand il en sortait, c’était pour se retrouver errant comme un fou dans la campagne, au jour naissant. Qu’était devenu le petit objet de bazar, cet insignifiant poignard coupe-papier ! Qu’en avait-il fait ? Néant !… néant et maléfice !… Mai chauriko (mais prête l’oreille). Ah ! venjanço ! (Ah ! vengeance !) Orro enjanço ! Orro enjanço ! (Horrible race ! horrible race !…)

Ainsi dans son prodigieux désarroi, Hubert mêlait-il à ses catastrophes présentes le « mauvais sort » dont disposait le peuple de la route pour se venger d’un roumi qui avait porté une main criminelle sur le Livre des Ancêtres ! Dans sa rusticité, tantôt audacieuse et tantôt craintive, il avait toujours nourri cette pensée qu’après avoir été le point de départ de sa fortune, ce livre fatal se retournerait contre lui et apporterait les plus grands maux. Ceux dont il souffrait à cette heure étaient de taille ! Devant les autres, il avait pu tenir le coup comme un monsieur qui méprise une indigne accusation, mais devant lui-même et devant le Livre des Ancêtres, il n’était plus qu’une bête traquée par le farouche destin. Être accusé d’un crime et ne pas savoir si on l’a commis, voilà un tourment de l’enfer !

Quant à Odette !… quant à Odette !… Eh bien, cette idée qu’on ne la retrouverait pas faisait soudain bondir son cœur sous un rire sauvage…


X. — « Attention à la Pieuvre ! »

Pendant ce temps, que faisait Rouletabille ? C’est la première question que se posa Jean dès que l’on eut emmené Hubert en prison ! Tant qu’Hubert avait été là, il avait été impossible à Jean de quitter le Viei Castou Nou. Il attendait un mot qui trahirait son rival, peut-être un aveu, en tout cas quelque indication qui pourrait le jeter sur la trace d’Odette… Hubert parti, Jean s’aperçut que Rouletabille n’était plus là depuis bien des heures ! Après sa rapide enquête à Lavardens, le reporter avait sauté dans l’auto qui avait amené les jeunes gens d’Avignon et il avait pris le chemin des Saintes-Maries. Ayant appris cela, Jean monta dans la petite torpédo du château et s’en fut à tout hasard à la rencontre de Rouletabille.

Cependant sa course n’était point rapide ; à chaque instant, il s’arrêtait pour questionner les paysans, pour interroger d’un regard circulaire l’immense horizon de la Camargue. Où était Odette ? Où était Odette ?

Si Hubert ne l’avait pas tuée comme il avait tué le père, où l’avait-il cachée ?… Dans quelle cabane gardée par les marécages avait-il transporté la pauvre enfant ?… Ah ! Hubert connaissait tous les coins de la Camargue ; si belle mais si traîtresse par instants, elle avait dû être la complice de ce misérable ! Hubert en avait compté tous les tourbillons, derrière les aubes à hautes tiges et aux troncs lisses… il en avait arpenté tous les ségonaux, du côté du Rhône semé d’îles… Hélas ! de quel côté chercher ?

Rarement fin de journée avait été aussi belle entre Arles et la côte. Les eaux reflétaient la douceur du soir qui descendait sur la terre en l’enveloppant d’une vapeur dorée… Au loin, les cloches des Saintes-Maries tintaient sur la campagne apaisée après ce grand jour de fête… Plus près, les rousserolles s’enfuyaient à tire-d’aile en poussant leurs cris joyeux… Debout sur sa voiture arrêtée à un carrefour où se posait une fois de plus le problème de son cœur, Jean tendit vers l’horizon des bras désespérés ; il appela : « Odette ! Odette ! » et puis il retomba et se mit à pleurer…