Page:Leroux - Rouletabille chez les bohémiens, paru dans Le Matin, 1922.djvu/44

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la ville à pied, est allée prendre le premier train à la petite gare d’Arles-Trinquet et est descendue aux Saintes-Maries à neuf heures cinquante. Elle était vêtue simplement, mais fort élégamment d’une robe en velours tête-de-nègre ornée de castor et d’un chapeau rond agrémenté de poils de singe, toilette de sa dernière sortie avec Jean et avec moi quelques jours avant la rupture. Certes, elle ne se cachait pas ! Elle s’est rendue tout de suite à l’église et a commencé ses dévotions. Elle s’est rendue ensuite chez le curé et lui a demandé une carte pour la cérémonie de l’après-midi ; la descente des reliques. Puis, elle a fait un tour de ville, sans but apparent, s’intéressant aux différents spectacles que lui offraient les campements des bohémiens. À un moment, elle s’approcha d’un groupe qui tout d’abord ne lui accorda pas plus d’attention qu’aux autres passants. Un enfant vint lui demander la charité. Elle lui parla. Aussitôt un homme qui était assis devant elle, lui tournant le dos, lui jeta un regard par-dessus l’épaule, puis, en un instant, fut debout devant elle. Cet homme la dévisagea, considéra sa toilette et fit entendre sourdement, dans sa langue, entre ses dents serrées, les pires injures.

» Elle ne broncha pas, laissa tomber quelques mots dans la même langue et s’éloigna. Quand elle fut partie, l’homme et tous ceux qui étaient là crachèrent par terre. Callista, sans émotion apparente, avait laissé derrière elle les Saintes et tout le grouillement bohémien qui faisait au village comme une ceinture sordide. Elle gagnait la grève dans son endroit le plus désert et pénétrait dans les débris d’une hutte d’où elle sortait bientôt quasi nue, prête pour le bain. Après le bain elle s’étendit sur le sable du rivage comme une bête lasse.

» Tout à coup il y eut un bondissement près d’elle : c’était l’homme ! Elle l’attendait malgré ses injures. Elle se mit à rire en le regardant. Il la fit taire en lui collant sur les lèvres un baiser sauvage. Cet homme, c’était Andréa, celui qui l’avait poursuivie deux ans auparavant et dont Jean, pour son malheur, l’avait délivrée. Si c’étaient les oripeaux de femme roumi dont Callista était tout à l’heure revêtue qui avaient été l’occasion du furieux accueil d’Andréa, celui-ci, certes, en regardant Callista, n’avait plus rien qui pût blesser sa vue. Tout cela était fort bien calculé. Elle avait trouvé son homme. Il voulut la prendre. Elle le repoussa, mais que ne dut-elle point lui promettre ? Tout de suite, il se montra soumis. Elle s’en fut s’habiller et ils se quittèrent les meilleurs amis du monde.

» Callista n’assista point à la cérémonie de l’après-midi, elle quitta subrepticement le village dans une carriole conduite par un bohémien qui la laissa non loin de Lavardens et j’y ai perdu sa trace. Andréa aussi disparut des Saintes. J’ai perdu sa trace à lui à Maguelonne-le-Sauveur, mais il ne fait point de doute que je la retrouve dans celle du tondeur de chiens dont m’a parlé Estève.

» À Maguelonne-le-Sauveur, Andréa était à pied. À signaler que ni l’un ni l’autre n’ont pris le train dans lequel ils auraient été certainement remarqués par les employés, car le train de retour pour Arles à cette heure était vide. Jean vient de me quitter, sans doute parti pour Beaucaire à la recherche de « lou Rousso Fiamo ». Après tout, son voyage ne sera peut-être pas inutile. Il faut s’attendre à tout depuis que j’ai découvert le signe des Bohémiens chez Odette, cadeau offert par Hubert… Et maintenant je vais cuisiner Estève. Encore beaucoup à apprendre de ce côté… J’ai demandé à Jean vingt-quatre heures pour sauver Odette… s’il en est encore temps !… »