Page:Leroux - Rouletabille chez les bohémiens, paru dans Le Matin, 1922.djvu/58

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— Des textes sacrés, monsieur, qui enseignent les rites usités pour la consécration des villes, des temples, des autels, des campements… »

Parlant ainsi, il tournait les pages.

« Voici un chapitre qui traite de l’art de prendre les augures, d’interroger l’avenir… La race romanée a toujours été friande de ce genre d’exercices… Ce livre date certainement d’une époque où ce peuple nomade s’était enfin stabilisé pour quelques siècles dans le Proche-Orient… D’après ce que j’en puis imaginer à première vue, je ne serais pas étonné que nous ayons là, entre les mains, le livre rituel orthodoxe des romanés qui se sont établis en Europe à leur fuite d’Asie, et dont les descendants ont fondé le Patriarcat de Transbalkanie…

— Mais c’est fort intéressant tout ce que vous me dites là, monsieur le conservateur !…

— Ah ! mon Dieu ! s’écria soudain le bibliothécaire comme s’il venait de recevoir un coup douloureux en pleine poitrine.

— Quoi donc, monsieur, qu’y a-t-il ?

— Eh bien, il y a qu’il manque une pierre à ce monument ! je veux dire : une page à ce livre !… Quel est le vandale… quel est le misérable qui a arraché cette page ?… et c’est d’autant plus regrettable, monsieur, que l’absence de cette page interrompt une prophétie des plus curieuses que je lis sur la page précédente !

— Une prophétie, releva Rouletabille en cessant de plaisanter et en changeant soudain de visage, comme si une idée subite venait de traverser sa cervelle toujours en travail… pourriez-vous me traduire le texte même de cette prophétie ?

— Le voilà, en le serrant au plus près :

En ce temps-là, une reine naîtra à la race, ayant sur l’épaule gauche le signe de la couronne…

Cette enfant sera née d’une bohémienne et d’un étranger…

Et sous son règne, la race retrouvera l’antique prospérité.

Au fur et à mesure que le bibliothécaire lisait, la figure de Rouletabille s’éclairait d’une flamme extraordinaire… M. le conservateur n’avait pas prononcé le dernier mot de la prophétie que le reporter n’était plus maître de son émotion.

— Ah ! maintenant, je comprends ! je comprends ! s’écriait-il.

Et il agitait sa casquette avec des gestes insensés.

— Devenez-vous fou ? demanda le conservateur… Je pense bien que vous comprenez, puisque je traduis !…

— Ah ! monsieur ! ce n’est pas cela que je comprends !… mais je comprends aussi ce que je ne comprenais pas !…

— Et moi, monsieur, je ne vous comprends pas !

— Comprenez alors, monsieur le conservateur, que je comprends pourquoi j’ai été cambriolé !

Et sans plus de cérémonie, Rouletabille arracha le précieux livre des mains du bibliothécaire. Celui-ci effaré, sursauta en s’écriant :

— Vous avez été cambriolé, vous ?…

— J’ai plutôt l’air d’un cambrioleur, hein ! c’est ce que vous voulez dire !… Eh bien,