Page:Leroux - Sur mon chemin.djvu/267

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
253
UNE CONVERSATION AVEC M. DESCHANEL

me parut long, j’en savourais à l’avance tout le charme. Dès le dessert, je redoutais presque qu’elle m’échappât, car les conversations que M. Deschanel pouvait avoir avec d’autres ne comptaient point pour moi. Au salon, entre deux mignonnes tasses de café servies par les plus jolis doigts du monde, je crus la tenir ; mais ces dames me la ravirent avec une énergie que j’aurais dû prévoir. Je la traquai jusque dans le fumoir, et, sur le bord d’un canapé, je la tins captive, bien à moi, dans la fumée d’un cigare, le mien, puisque M. Deschanel ne fume pas.

Le jour où M. Deschanel fut élu président de la Chambre, il y a bientôt deux ans de cela, j’étais au Palais-Bourbon. J’entends encore la tempête qu’il domina. Pour la première fois qu’il se dressait sur la dunette, c’était un jour d’orage ; les « quarts » qu’il avait montés, comme vice-président, aux heures d’accalmie et de séance étale, ne pouvaient guère servir à son expérience, et, je l’avoue, je désespérais presque du capitaine. Il me paraissait trop frêle, trop mince, quasi chétif en son élégance, avec de délicats poignets de femme, pour conduire le rude bâtiment. Habitués que nous étions aux carrures, aux larges épaules, aux membres lourds et épais, aux faces énergiques des vieux loups parlementaires, nous eûmes — quelques amis et moi — un sourire de bienveillante ironie pour ce jeune homme. Voilà pourtant plus d’un an et demi qu’il navigue, avec un certain art.