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UN HÉRITAGE

coins de cette cellule, et quand il les aura emprisonnées dans ses mains tremblantes et fiévreuses d’artiste, il les clouera aux murs, ailes éployées, ailes de nuit, ailes d’azur, pensers de ténèbres ou de lumière. Et tout cela pour qu’à, l’heure de la mort il ait le droit de dire à l’État :

« Maintenant, vous pouvez pousser le battant de ma porte. Franchissez mon seuil. Cette maison, je vous la donne. Soyez-en le gardien fidèle et n’en chassez point mon âme que j’ai clouée, avant de partir, sur le mur. »

Cette âme n’est point celle de tout le monde ; des experts l’ont estimée six millions. L’État ne sait pas encore s’il voudra de cette âme. L’État est bien dégoûté !

C’est une histoire incroyable. En 1898, Gustave Moreau mourait. Il laissait à l’État, par testament, l’hôtel ou plutôt le musée de la rue La Rochefoucauld et toutes ses collections, tous ses dessins, tous ses tableaux. La lecture de ce testament, que m’a faite, hier, l’exécuteur testamentaire de Gustave Moreau, son ami, M. Henry Rupp, est une des choses les plus touchantes et les plus simples qui soient au monde. Moreau ne veut point mourir. La vraie mort, pour lui, c’est la dispersion de son œuvre, il ne redoute rien tant, par delà la tombe, que la vente, l’affreuse vente, qui jettera aux quatre vents du monde la poussière de son génie. Si l’État négligeait de réaliser ses derniers désirs, il compte sur la Ville ; si la Ville ne veut point de son