Page:Leroy-Beaulieu, Essai sur la répartition des richesses, 1881.djvu/25

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

la raison, s’est chargée de démontrer combien étaient frivoles, prématurées, les observations ou les prédictions du sage que nous avons fait parler. Parmi ce peuple chasseur quelques hommes plus réfléchis ou d’un tempérament plus sédentaire que le reste de la tribu s’avisent qu’en réunissant vivantes quelques-unes des bêtes qui servaient à leur nourriture, en en formant un troupeau, en les enfermant ou les tenant dans un pâturage propice, en veillant avec soin à leur conservation et à leur reproduction, ils ont avec moins de peine des vivres plus assurés et plus abondants. Ce premier essai réussit et fait impression sur l’esprit de la tribu tout entière. Peu à peu, de chasseresse, la tribu devient pastorale. Alors on commence à s’apercevoir que la terre est vaste, que, mieux aménagée, les ressources en sont étendues. Au lieu de quelques centaines d’hectares, quelques dizaines suffisent pour nourrir sous ce régime chaque individu, même chaque famille. Les habitants se sentent au large dans la contrée ; plus rapprochés les uns des autres, ils se trouvent moins gênés. Ils croissent et multiplient, et cela dure plusieurs siècles. Alors pour la seconde fois, et sans qu’il ait entendu parler de son prédécesseur en pessimisme, un pasteur de grand âge et d’esprit méditatif s’adresse au peuple : « Enfants, dit-il, Dieu fit les pâturages bornés, l’homme, au contraire, a l’instinct de multiplier à l’infini. Chaque jour notre peuple devient plus nombreux ; cependant la terre ne peut nourrir plus de troupeaux. Jetez les yeux sur le pays, il n’est pas un coin que ne parcoure et que ne tonde notre bétail. Nos vivres ne peuvent plus s’accroître. Chaque nouveau venu dans la tribu, au delà du chiffre actuel des habitants, enlève aux autres une part de leur nourriture ou est réduit à mourir de faim. Quel triste avenir nous réservent nos penchants désordonnés ! Continence, célibat, ou misère et destruction, telles sont les deux extrémités entre lesquelles il faut choisir. » Il se tut, et l’on conçoit la perplexité de ses auditeurs. Quelles réponses trouver à un langage si net, si judicieux, si péremptoire ? Le genre humain est condamné à la famine ou à la continence, cela