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précaution inutile

Le passager, cependant, ne tardait pas à franchir des kilomètres, le grand esquif, sur lequel nous ne cessions pas de fixer les yeux, n’était plus dans l’azur qu’un point presque indistinct, lequel d’ailleurs reprendrait peu à peu sa matérialité, sa grandeur, son volume, quand la durée de la promenade approchant de sa fin, le moment serait venu de rentrer au port. Et nous regardions avec envie, Albertine et moi, au moment où il sautait à terre, le promeneur qui était allé ainsi goûter au large dans ces horizons solitaires, le calme et la limpidité du soir. Puis, soit de l’aérodrome, soit de quelque musée, de quelque église que nous étions allés visiter, nous revenions ensemble pour l’heure du dîner. Et, pourtant, je ne rentrais pas calmé comme je l’étais à Balbec par de plus rares promenades que je m’enorgueillissais de voir durer tout un après-midi et que je contemplais ensuite se détacher en beaux massifs de fleurs sur le reste de la vie d’Albertine, comme sur un ciel vide devant lequel on rêve doucement, sans pensée. Le temps d’Albertine ne m’appartenait pas alors en quantités aussi grandes qu’aujourd’hui. Pourtant, il me semblait alors bien plus à moi, parce que je tenais compte seulement — mon amour s’en réjouissait comme d’une faveur — des heures qu’elle passait avec moi ; maintenant, — ma jalousie y cherchant avec inquiétude la possibilité d’une trahison — rien que des heures qu’elle passait sans moi.

Or, demain, elle désirait qu’il y en eût de telles. Il faudrait choisir ou de cesser de souffrir, ou de cesser d’aimer. Car, ainsi qu’au début il est formé par le désir, l’amour n’est entretenu plus tard que par l’anxiété douloureuse. Je sentais qu’une partie de la vie d’Albertine m’échappait. L’amour dans l’anxiété douloureuse, comme dans le désir heureux, est l’exigence d’un tout.