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JALOUSIE

une morte qu’on a longtemps pleurée, puis l’oubli est venu, et si elle ressuscitait elle ne pourrait plus s’insérer dans une vie qui n’est plus faite pour elle. Je n’avais plus envie de la voir ni même cette envie de lui montrer que je ne tenais pas à la voir et que chaque jour, quand je l’aimais, je me promettais de lui témoigner, quand je ne l’aimerais plus.

Aussi, ne cherchant plus qu’à me donner vis-à-vis de Gilberte l’air d’avoir désiré de tout mon cœur la retrouver, et d’en avoir été empêché par des circonstances dites « indépendantes de la volonté » et qui ne se produisent en effet, au moins avec une certaine suite, que quand la volonté ne les contrecarre pas, bien loin d’accueillir avec réserve l’invitation de Swann, je ne le quittai pas qu’il ne m’eût promis d’expliquer en détail à sa fille les contretemps qui m’avaient privé, et me priveraient encore d’aller la voir. « — Du reste, je vais lui écrire tout à l’heure en rentrant, ajoutai-je. Mais dites-lui bien que c’est une lettre de menaces, car dans un mois ou deux, je serai tout à fait libre, et alors qu’elle tremble, car je serai chez vous aussi souvent même qu’autrefois. »

Avant de quitter Swann, je lui dis un mot de sa santé. « — Non, ça ne va pas si mal que ça, me répondit-il. D’ailleurs comme je vous le disais, je suis assez fatigué et accepte d’avance avec résignation ce qui peut arriver. Seulement, j’avoue que ce serait bien agaçant de mourir avant la fin de l’affaire Dreyfus. Toutes ces canailles-là ont plus d’un tour dans leur sac. Je ne doute pas qu’ils soient finalement vaincus, mais enfin ils sont très puissants, ils ont des appuis partout. Dans le moment où ça va le mieux, tout craque. Je voudrais bien vivre assez pour voir Dreyfus réhabilité et Picquart colonel. »

Quand Swann fut parti, je retournai dans le grand salon où se trouvait cette princesse de