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JALOUSIE

très loin de là, au contraire, il y avait en France une petite région où on parlait presque tout à fait le même patois qu’à Méséglise. J’en fis la découverte en même temps que j’en éprouvai l’ennui. En effet, je trouvai une fois Françoise en grande conversation avec une femme de chambre de la maison, qui était de ce pays et parlait ce patois. Elles se comprenaient presque, je ne les comprenais pas du tout, elles le savaient et ne trouvaient pas pour cela, excusées croyaient-elles par la joie d’être payses quoique nées si loin l’une de l’autre, de continuer à parler devant moi cette langue étrangère, comme lorsqu’on ne veut pas être compris. Ces pittoresques études de géographie linguiste et de camaraderie ancillaire se poursuivirent chaque semaine dans la cuisine, sans que j’y prisse aucun plaisir.

Comme chaque fois que la porte cochère s’ouvrait, le concierge appuyait sur un bouton électrique qui éclairait l’escalier, et comme il n’y avait pas de locataires qui ne fussent rentrés, je quittai immédiatement la cuisine et revins m’asseoir dans l’antichambre, épiant, là où la tenture un peu trop étroite qui ne couvrait pas complètement la porte vitrée de notre appartement, laissait passer la sombre raie verticale faite par la demi-obscurité de l’escalier. Si tout d’un coup, cette raie devenait d’un blond doré, c’est qu’Albertine viendrait d’entrer en bas et serait dans deux minutes près de moi ; personne d’autre ne pouvait plus venir à cette heure-là. Et je restais, ne pouvant détacher mes veux de la raie qui s’obstinait à demeurer sombre ; je me penchais tout entier pour être sûr de bien voir ; mais j’avais beau regarder, le noir trait vertical, malgré mon désir passionné, ne me donnait pas l’enivrante allégresse que j’aurais eue, si je l’avais vu, changé par un enchantement soudain et significatif, en un lu-